Prologue

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du livre D'os, de sang et de douleur

« La créature regardait l’homme avec un désespoir indicible. Elle semblait stupéfaite par l’explosion crépusculaire des cieux, prunelles éteintes dans ses yeux déformés, la bouche ouverte, figée en un ovale hébété, les traits mélangés, presque effacés, son visage émacié, coulant, comme liquéfié.

D’ailleurs, tout le corps de la créature semblait soumis à la douleur, objet d’une maléfique métamorphose qui sonnait comme son inexorable anéantissement. Dans un effort désespéré, la créature luttait pour ne pas fondre, pour ne pas se laisser dissoudre ; elle avait réussi à plaquer ses mains fines et allongées sur ses oreilles brutalisées, s’efforçant d’occulter ses tympans assiégés, tentant de se protéger de l’insupportable hurlement qui venait de se répandre autour d’elle. Seule, la créature semblait entendre cette complainte stridente, cette onde maléfique surgie du fond de l’univers, qui avait envahi l’espace et commençait à le courber. Ce cri terrible du silence, pourtant sourd et invisible, qui déformait tout sur son passage, qui défigurait les paysages, qui tordait le ciel et les nuages, qui perçait la lumière et ses couleurs, qui ensanglantait la terre comme pour annoncer la fin des temps, celui d’un monde qu’il s’apprêtait à disloquer sous son râle, pour mieux l’aspirer dans son tourbillon psychotique.

L’homme aurait bien voulu aider la créature, mais c’était impossible. Il l’abandonna quelques instants, descendit du petit escabeau sur lequel il était perché, et s’éloigna de quelques pas pour vérifier le bon aplomb du tableau. « Je m’effraie au spectacle de ma propre ombre », murmura-t-il, mains derrière le dos, visiblement satisfait.

Je te comprends, moi aussi je me fais peur, mais tout cela est nécessaire, pensa-t-il.

De taille et de corpulence moyennes, cet homme portait une blouse et un pantalon de type médical, immaculés et parfaitement repassés, et ses mains étaient revêtues par des gants de protection. Il arborait un masque de tragédie grecque qui figurait le visage d’un homme dans la force de l’âge, dont la chevelure bouclée et soignée était surmontée par une tête animale ressemblant à celle d’un fauve, sans doute une dépouille de lion transformée en couvre-chef. Une barbe voluptueuse, mais parfaitement ciselée, entourait l’ouverture qui représentait sa bouche. La sérénité qui se dégageait de ce masque contrastait avec l’affolement du visage de la créature reproduite sur l’œuvre que l’homme venait d’accrocher sur l’un des murs gris de la petite pièce dans laquelle il officiait.

Un râle bien réel suivi d’une forte quinte de toux firent cesser sa contemplation et l’obligèrent à se retourner. Il s’empressa de se porter au chevet de la femme qui venait de s’éveiller. La beauté de cette dernière était des plus communes, sa corpulence un peu grasse, sa mine et ses cheveux défaits, le teint sans fard, sa tenue des plus négligées : une simple robe de lin grossier la vêtait. Il faut dire qu’elle était allongée sur un lit d’hôpital. Enfin, partiellement alitée, plutôt immobilisée par un curieux dispositif de contention. Ses chevilles étaient enserrées dans d’antiques ceps d’esclave, solidement arrimés à la structure métallique du sommier, obligeant ses jambes à rester écartées. Un harnais en acier emprisonnait son tronc en les solidarisant avec ses bras. Cette sorte de cage ferrique qui emprisonnait la thoracique était surmontée d’un carcan soudé, lui-même relié à une chaîne de fer respectable, partiellement mobile, qui glissait le long d’une barre scellée dans le béton. Ce système tout à fait archaïque empêchait ainsi la femme de se relever ou de s’étendre complètement. Elle était donc condamnée à rester dans une position hybride des plus inconfortables, jambes étendues mais buste redressé, légèrement incliné, posé sur ce mur arrière contre lequel le lit s’appuyait.

— Ah, vous voilà enfin, mon bon Docteur, dit l’homme sur un ton guilleret, tout en rapprochant la paille d’un grand gobelet au plus près des lèvres de la femme. Tenez, cela vous secouera les idées. Vous devez être totalement déshydratée, ma pauvre.

La femme était plutôt complètement léthargique, malgré tous ses efforts pour essayer de sortir du nuage cotonneux qui semblait l’engourdir. Elle essaya bien de bégayer quelques sons, mais préféra aspirer le liquide qui lui fut offert quelques secondes à peine.

— Cela suffit pour le moment, croyez-moi, dit l’homme en éloignant le récipient. Dans quelques minutes, vous serez sur pied, si je puis dire.

L’homme avança une sorte de racine blanche près de la bouche de la femme.

— Tenez, cela vous ravigotera. La femme réussit machinalement à croquer l’extrémité du gros radis qu’on lui tendait, mais elle recracha immédiatement sa bouchée sous l’effet d’une forte amertume.

— Bon, vous semblez ne pas apprécier ce tubercule, mon bon Docteur. Qu’à cela ne tienne ! Un peu de pain, peut-être ?

L’homme lui proposa devant les lèvres une sorte de pain rond, assez plat, qui ressemblait plus à un kulcha indien qu’à une miche traditionnelle. La femme mordit dedans avec prudence puis mâcha longuement sa bouchée avant de l’avaler. L’homme plongea une main dans un seau pour en remonter une grande éponge naturelle qu’il essora plusieurs fois avant de la déposer sur les yeux de la femme. Mais cette dernière agita suffisamment la tête pour dégager cet obstacle visuel qui la gênait.

— Décidément, pas très coopérative, mon bon Docteur, marmonna l’homme en ramassant l’éponge tombée au sol.

Il s’essuya ensuite les mains et s’assit à côté de la femme, sur un petit tabouret.

— Me voilà à présent à vos pieds, mon bon Docteur, vous devriez être satisfaite.

L’homme se tourna en direction du tableau qu’il désigna à l’attention de la femme par un mouvement de bras.

— Une de vos œuvres préférées, n’est-ce pas ? Je me suis dit que cela vous ferait plaisir. Vous avez bon goût, je l’aime beaucoup, moi aussi. Saviez-vous ce qu’avait écrit Munch, juste avant de la peindre ? « Je perçus un cri infini qui traversait l’univers et déchirait la nature. » Vous seriez surprise de savoir le nombre d’imbéciles qui pensent encore que c’est la créature qui s’époumone. C’est toute l’ambiguïté de cette bouche grande ouverte, pétrifiée par la douleur du monde, cette rumeur qui jaillit des tréfonds de notre histoire pour bousculer la tranquillité de notre quotidien et nous rappeler la tragédie de notre existence.

L’homme se tut quelques instants, fixa le visage blême de la femme, son regard encore embué, et poursuivit :

— Le « cri infini », oui, tout est là, mon bon Docteur, depuis le début. L’infinie détresse de l’homme, sa plaie inguérissable, sa souffrance presque inconsolable. Sa condition fatale, en quelque sorte. Saviez-vous que les Thraces se lamentaient à l’arrivée d’un nouveau-né ? Ils ne cessaient de psalmodier au-dessus de son berceau toutes les calamités qui attendaient, sa vie entière, le malheureux mortel qu’ils venaient d’enfanter. On s’en gausserait presque, nous autres, les modernes, les intelligents, les sociables, les inconscients, qui béatifions le premier rot grotesque de nos nourrissons. Nous qui n’hésitons pas à déclarer le plus sérieusement du monde que l’arrivée d’un enfant est toujours « le plus beau moment de notre vie ». Mais vous n’avez pas d’enfants, n’est-ce pas ?

Une pensée sans doute fort déplaisante contraignit l’homme au silence pendant quelques secondes. Son visage s’était même durci. Il se reprit assez vite.

— Chose plus étonnante encore, Hérodote nous rapporte que ces barbares célébraient leurs morts dans l’allégresse, ils fêtaient joyeusement la mort, voyez-vous, enviant ces bienheureux disparus qui n’auraient plus jamais à subir les maux multiples de l’existence. Des fous, ces Thraces, en vérité…

L’homme se leva pour effectuer le relevé de la tension artérielle de la femme, mais sans s’arrêter de parler.

— Et Edvard Munch ? Était-il malade, à votre avis, mon bon Docteur ? Grande question, n’est-ce pas ? Je crois que quelqu’un qui affirme vivre parmi les morts est assurément un peu étrange. Ou étranger à notre raison. Peut-être Munch aurait-il dû consulter ce Freud que vous détestez tant ? Saviez-vous que cet artiste réalisa cinq versions de son œuvre la plus criante ? Et celle-là date précisément de 1895, l’année où Freud nous dit avoir reçu la révélation de son nouvel évangile. Mais je m’égare. À quoi bon évoquer les possibles bienfaits de la psychanalyse, vous qui vouez un culte exclusif à l’organique ?

L’homme marqua une nouvelle pause. Il sembla ausculter visuellement la femme.

— Je vois qu’il me faut accélérer la purge de vos mauvaises humeurs. Votre teint ne trompe pas.

Il releva le bas de la robe de la femme en le roulant sur le haut de ses cuisses, puis attrapa un coffret rectangulaire qui contenait une dizaine de petits pots en cuivre. Il plongea ses doigts dans le premier flacon pour en extraire une sorte de grosse limace gluante de couleur sombre.

— Cela ne fait aucun mal, je vous le garantis, la morsure rappelle le léger picotement des feuilles d’ortie. Je vous félicite, d’ailleurs, vous étiez parfaitement épilée, nos Hirudo medicinali sont horreur de la pilosité. Je me suis permis de vous savonner légèrement, car elles n’auraient pas apprécié votre parfum. Ces bêtes sont délicates.

La femme restait toujours aussi engourdie, elle ne sembla pas réagir lorsque l’homme lui frotta vigoureusement la cuisse gauche afin de congestionner ses vaisseaux sanguins. Il posa aussitôt la première sangsue qui mordit presque immédiatement dans la chair rougie qu’on lui offrait. La femme n’émit qu’un très faible gémissement.

— Parfait, parfait, commenta l’homme, visiblement satisfait. Broussais en conseillait une centaine par séance, nous nous contenterons d’une vingtaine.

L’homme semblait bien connaître son affaire, car la pose des aimables sangsues ne prit que peu de temps, ne l’empêchant nullement de poursuivre son monologue.

— Le jeune est indispensable, trois mois au moins pour que la bestiole soit suffisamment affamée. Mais trêve de bavardages inutiles, je ne vous ai pas conviée en ces lieux, mon bon Docteur, pour vous parler de ces invertébrés, ou même échanger sur nos affinités artistiques. Je souhaitais m’entretenir avec vous d’un autre « grand peintre », comme le nommait votre cher Cabanis, d’Hippocrate le « grand observateur », ce premier grand peintre de notre nature corporelle. Voire incorporelle.

La femme fut soudain secouée par de fortes convulsions. Tout son corps trembla quelques secondes, elle sembla même suffoquer avant d’éructer. Puis elle finit par vomir violemment, projetant ses renvois alimentaires sur ses cuisses et ses jambes, imprégnant sa robe de rejets poisseux et nauséabonds qui n’épargnèrent nullement les sangsues besogneuses. Sans doute venait-elle aussi d’être blessée par le collier qui la maintenait fermement, car elle tenta d’y porter ses mains et se mit à gémir. L’homme se leva tranquillement, sortit un mouchoir de l’une de ses poches et essuya la bouche de la femme pour en retirer les traces de l’épais mélange de salive et de glaire qui maquillait ses lèvres.

— Nous sommes sur la bonne voie, lui dit-il posément, en lui offrant un sourire compatissant.

La femme était désormais réveillée, encore saisie de spasmes, mais surtout abasourdie par ce qu’elle découvrait autour d’elle. Et sur elle. Soudain prise de panique, elle essaya de bouger, de se relever, de se dégager du corset métallique qui l’étreignait. Elle ne fit que se meurtrir. Et se mit alors à hurler.

— Cessez de vous agiter ainsi, mon bon Docteur, vous allez vous faire mal, conseilla l’homme avec placidité. Je dois dire que je suis assez fier de ce collier, je l’ai fait fabriquer spécialement pour vous. Vous le reconnaissez ?

— Norris l’enchaîné, balbutia la femme par automatisme, totalement incrédule. Où suis-je ? Que faites-vous ? Qui êtes-vous ?

L’homme lui répondit par un autre sourire, plus énigmatique encore que le précédent. Alors la femme fut emportée par une grande colère.

— Détachez-moi immédiatement, espèce de cinglé, ou bien…

— Ou bien quoi !? coupa l’homme sans aucun ménagement. Je vois que vous reprenez quelques esprits, mon bon Docteur. Vous m’en voyez fort aise. Ô vertu émétique de la sainte ellébore !

La femme s’agita nerveusement sous le coup d’une nouvelle crise de panique.

— Vous m’avez fait boire de l’ellébore !?

L’homme éluda la question.

— William Norris était bien son nom, vous avez raison. Il vécut ainsi neuf ans. Dans cet appareillage barbare ! Neuf années sans pouvoir dormir paisiblement, sans pouvoir se lever, sans pouvoir s’allonger, telle une bête sauvage recluse dans son infâme cellule de l’hôpital londonien de Bedlam. Voilà comment on traitait encore certains de nos déments au XIXe siècle, en enchaînant ces frères humains dans des cages. Et leurs tortionnaires étaient applaudis dans toutes les sociétés savantes, ils faisaient partie du grand monde. Comme vous, aujourd’hui, mon bon Docteur.






















La femme restait fébrile, très anxieuse.

— Vous m’avez fait prendre de l’ellébore ?

L’homme ne répondit toujours pas à sa demande.

— Je dois dire que cette prison pour fous avait fort mauvaise réputation. Voltaire, déjà en son temps, comparait cet asile à notre monde, « un grand Bedlam où des fous enchaînent d’autres fous ». Mais tout cela, bien sûr, vous le savez mieux que moi.

La femme restait obsédée par sa question.

— Vous m’avez vraiment donné de l’ellébore !?

— Nous frôlons le trouble obsessionnel compulsif, si je puis me permettre. À chacun son livre, voyez-vous. Moi, je respecte les instructions thérapeutiques de nos anciens : « Il faut prescrire le vomissement à l’aide de l’ellébore blanc mélangé à des raiforts. »

La femme était sous l’emprise de la panique, elle se mit à crier :

— C’est vous qui êtes fou ! Vous voulez me tuer !? Quelle quantité…

— Tut… tut… tut, répondit l’homme en la coupant. Nous sommes toujours le fou d’un autre, n’est-ce pas ? Mais voilà qui devient intéressant, car vos diagnostics m’intéressent au plus haut point, mon bon Docteur. Je suis l’un de vos plus grands fans, voyez-vous ? Me feriez-vous l’honneur d’une leçon de clinique ? Détaillez-moi, s’il vous plaît, ces symptômes de la folie que vous croyez percevoir en moi. Je vous en prie, étonnez-moi…

La femme s’était tue. Elle resta de marbre, comme pétrifiée.

L’homme poursuivit donc :

— C’est vrai, j’oubliais. Vous n’avez pas votre divin manuel à portée de la main. Même si, dans mon cas, l’échelle de Hamilton semblerait un peu courte par rapport à celle de Jacob. Quand bien même, à votre avis ? Je fais appel à votre immense savoir et à votre chère neurobiologie. Quels dysfonctionnements diagnostiquez-vous en moi ?

Une lueur d’affolement traversa le regard de la femme, qui persista néanmoins dans son mutisme.

— Allons, mon bon Docteur, un petit effort ! Que se passe-t-il dans mon organe pensant, en ce moment ? Un déficit de sérotonine ? Un excès de dopamine, peut-être ? Une grave carence en acétylcholine ? Bien qu’une production anormale de GABA ne serait pas à exclure en l’espèce, j’en ai bien peur. Ne dites plus rien, surtout, ma chère, je sais déjà où vous allez en venir, ce que vous allez me prescrire : votre merveilleux remède, ce génial régulateur de mes humeurs neuronales.

L’attitude de la femme se modifia radicalement. L’assurance sembla remplacer la peur. Elle avait sans doute évalué la fragilité de sa situation et réfléchi à une stratégie.

— Je m’excuse de vous avoir traité de fou, dit-elle d’une voix qu’elle voulait la plus calme et la plus docile possible. J’étais affolée, je n’avais plus toute ma tête. Puis-je vous aider ? Si vous m’expli…

— M’aider ? demanda l’homme en l’interrompant. Je me passerai bien de vos conseils, mon bon Docteur, continua-t-il avec un cynisme amusé, car je sais où ils peuvent mener : dans ces limbes de l’agonie qui côtoient les enfers.

L’homme se leva, se saisit d’un livre qui était rangé dans le tiroir du chariot médical accolé au grand lit. Il l’ouvrit à l’emplacement que signalait un petit adhésif coloré, puis plaça la page concernée sous les yeux de la femme.

— Lisez le passage surligné. À voix haute, s’il vous plaît.

La femme profita de cette proximité pour planter fermement son regard dans celui de l’homme, à travers les larges orbites ouvertes du masque qui l’affublait.

— Il ne me plaît pas, non ! Je ne lirai rien, ajouta-t-elle d’un ton ferme, comme pour le défier.

— Avez-vous bien le choix, mon bon Docteur ? Me prenez-vous pour l’un de vos patients éperdus et soumis ? J’ai bien peur que vous n’ayez mal considéré les options qui s’offraient à vous. Bien, conclut l’homme sèchement, en posant l’ouvrage sur le bord du lit.

— Non, supplia la femme qui perdit instantanément son assurance. S’il vous plaît, ne me faites pas de mal.

— Je pense que vous divaguez encore, mon bon Docteur, nous allons remédier à ce petit inconvénient, poursuivit l’homme sobrement en attrapant une cuvette émaillée en forme de gros haricot et une sorte de petit couteau chirurgical dont la lame, courte et large, disposait d’un double tranchant.

— Que faites-vous donc ? demanda la femme d’une voix de moins en moins ferme.

— Rien de mieux qu’une bonne petite lancette pour garantir une saignée efficace. Il nous faut évacuer ces vilaines pensées que vous réservez à mon endroit. Un excès de mauvaise bile, j’en ai bien peur, de la bile noire en surplus. Mais ne vous tracassez plus, nous allons la chasser.

La femme se convulsionna, elle força sur ses cordes vocales afin de lancer un appel à l’aide qui déchira la tranquillité de la pièce. Imperturbable, l’homme lui installa un garrot entre l’épaule et le coude de son bras gauche.

— Vous ne lisez jamais de roman policier ? Ou alors vous me prenez vraiment pour un idiot ? Pensez-vous que quelqu’un puisse, d’ici, vous entendre ?

L’homme positionna précisément la cuvette et approcha sa lancette de l’avant-bras.

— Ceci est tout à fait indolore, je vous invite à vous calmer et à vous détendre. Toute saignée est sans grande douleur, si vous ne bougez pas, bien sûr.

Lorsque l’homme incisa la veine céphalique sur quelques millimètres, le sang chaud se mit à gicler immédiatement dans la cuvette. Et la femme ne put retenir un immense hurlement de peur.

— Le cri infini, ne vous l’avais-je pas dit, mon bon Docteur ? Tôt ou tard, nous y venons tous. Bientôt, vous verrez, vous serez d’accord avec moi. Alors ? Allez-vous me faire le plaisir de cette petite lecture ?

La femme acquiesça avec la tête par des mouvements rapides.

L’homme attendit que le sang remplisse la cuvette avant de presser la plaie pour l’aider à se refermer. Il apposa ensuite une compresse, au moment même où la femme éclata en sanglots.

— Allons, allons, mon bon Docteur, pourquoi vous mettre dans un pareil état ? Vous êtes un peu douillette, non ? Vos nerfs semblent vraiment à vif. On dira encore que les femmes deviennent hystériques pour un rien. Un petit massage vulvaire pourrait-il vous apaiser ? Ils eurent leur heure de gloire, comme vous le savez. Sans eux, point d’invention de ce vibromasseur qui fait tant fureur de nos jours. Mais je blaguais, ne vous inquiétez pas, mes principes répugnent à de telles pratiques. Quand même, lorsque l’on y songe, quelle carrière que cet utérus baladeur et affamé qui ramollissait, dit-on, le cervelet ! Chose curieuse, voyez-vous, c’est que vous vous moquez aujourd’hui, avec raison, de toutes ces balivernes du passé alors que vous ne cessez d’en révérer de nouvelles, toutes aussi mensongères et plus dangereuses encore pour notre santé.

Entre deux séries de larmes, la femme réussit à articuler une question:

— Je ne comprends pas. Et pourquoi tenez-nous à me faire mal ?

L’homme reposa les instruments de la saignée sur la console, récupéra le livre, l’ouvrit et l’éleva une nouvelle fois à hauteur du champ de vision de la femme.

— Parce que vous aussi, mon bon Docteur, vous faites du mal à beaucoup de gens. Dites-vous que, peut-être, il s’agit d’une forme de justice. Il faut bien que quelqu’un se décide enfin à stopper votre démence.

— Mais de quoi parlez-vous ? balbutia-t-elle.

— De cette folie qui consiste à vénérer un livre sans aucun discernement, un livre dont les prescriptions conduisent inéluctablement à enfermer les gens par les vertus de cette chimie que vous chérissez tant. De cette folie qui vous pousse, par ambition, vanité et cupidité, à promettre un bonheur factice à vos congénères les plus fragiles ou les plus crédules. Votre réussite et votre gloire sont bâties sur des croyances et sur des mythes, mon bon Docteur, nourries par la douleur et la peine des autres. Parfois, de plus en plus souvent même, par le sang de leur propre sacrifice. Vous n’êtes plus un humble disciple d’Hippocrate, Madame, un docteur bienfaisant, éclairé, modeste qui s’occuperait de la bonne santé de ses patients, qui mettrait tout son art au service de leurs peurs et de leurs souffrances, qui s’attacherait à consoler leurs corps meurtris et leurs âmes blessées. Vous êtes devenue le cerbère des âmes correctes, Madame, le gardien complice de nos bonnes mœurs, juste un petit médecin de l’ordre social. Séchez donc ces larmes, et lisez maintenant, mon bon Docteur.

La femme parut se ressaisir. Elle renifla ses écoulements puis commença sa lecture, d’une voix terne et monocorde.

— « Le corps de l’homme a en lui sang, pituite, bile jaune, bile noire, c’est là ce qui en constitue la nature et ce qui crée la maladie et la santé. »

L’homme n’hésita pas à la couper.

— « Sang, pituite, bile jaune, bile noire », répéta-t-il. Hier quatre humeurs, aujourd’hui quatre médiateurs. Étonnant, non ? Continuez, je vous prie.

— « Il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de crasse, de force et de quantité et que le mélange en est parfait ; il y a maladie quand l’un de ces principes est soit en défaut soit en excès ou, s’isolant dans le corps, n’est pas bien combiné avec tout le reste. »

L’homme referma le livre et se dirigea vers la console. Il semblait en colère.

— Ce n’était pas si difficile ! Alors, mon bon Docteur !? Vingt-cinq siècles de médecine pour en revenir à la théorie des humeurs ! Vous avez seulement remplacé l’ellébore par la fluoxétine, troqué la camisole de force pour la camisole chimique. Car c’est bien ça que vous recherchez en trifouillant nos émotions : la bonne pensée, la pensée vertueuse, la pensée socialisante, la bonne « crasse » de l’âme.

La femme se taisait, effarée, effrayée. L’homme se retourna, il tenait dans ses mains une énorme seringue en étain. Il s’approcha du lit et souleva le bassin de la femme afin d’intercaler un gros coussin entre ses fesses et le matelas.

— Nettoyons à présent votre mauvaise crasse à vous, mon bon Docteur.

Épouvantée, la femme tenta de se débattre dans un effort désespéré. Mais elle ne réussit qu’à se contusionner davantage et à énerver l’homme qui, soudain, sembla pris de frénésie. Il abandonna quelques instants son instrument d’antiquité, se saisit d’une cravache et commença à cingler le corps de la femme. Sous l’effet de la douleur, elle se remit à hurler.

— Je vois que ce traitement de choc est malheureusement indispensable pour vous ramener à de meilleurs sentiments et purger toutes ces mauvaises idées qui vous polluent. Cessez donc vos gémissements, tout cela est fait pour votre bien, pour votre bonne santé !

Les déchirements de la femme se muèrent en plaintes poussives, juste avant qu’elle ne perde conscience. L’homme profita de cet évanouissement pour récupérer son clystère. Il enfonça la longue aiguille métallique dans l’anus de la femme afin d’injecter dans son sternum la totalité du contenu de l’énorme seringue. Ensuite, il introduisit un cathéter dans une veine, afin de permettre une perfusion qui était alimentée par une poche remplie d’un liquide troublé. Cette besogne calma l’homme. Il semblait d’ailleurs très satisfait de ces préparatifs et s’éloigna un petit peu du lit. La femme ne tarda pas à revenir à lui. Comateuse, le visage livide et ravagé, elle réussit néanmoins à bredouiller faiblement une obsession :

— Pour… quoi ?

— Parce que vous êtes un imposteur, mon bon Docteur, un bonimenteur, dénué de tout scrupule et, sans doute, de la moindre empathie. Parce que vous étouffez le cri de l’Homme et que, parfois, votre magie le tue aussi.

Malgré la grande lassitude qui semblait l’envahir, la femme put articuler encore quelques mots :

— Que vous ai-je donc fait ?

— Qu’avez-vous défait, voulez-vous dire ?

L’homme regarda sa montre et sembla acquiescer à ce que l’objet lui indiquait. Il offrit à la femme un dernier sourire, un sourire macabre.

— Plus que quelques instants et vous serez lavée de tous vos péchés, mon bon Docteur. Comme on disait dans l’ancien temps : « Par le haut et par le bas ». Savez-vous ce que Platon réservait aux charlatans de votre espèce ? Une mort sans sépulture, hors de la cité, une sorte d’effacement de la mémoire commune, le bannissement de son inconscient collectif. Mais c’est vrai que vous ne croyez pas à l’inconscient. Comment le nommiez-vous, déjà ? Ah, oui, « une mystique ». « La mystique de nos chamans modernes » même, si ma mémoire ne me trahit pas. Je vous concède que vous aviez un certain sens de la formule. Et que vous n’avez pas tout à fait tort sur ce point précis.

L’homme venait à peine d’achever sa tirade qu’un cri terrible surgit de la femme, le hurlement d’une bête à l’agonie. Son corps fut traversé par des spasmes terrifiants, comme ébranlé par des secousses organiques telluriques.

— Nous y sommes, commenta sobrement l’homme en s’éloignant davantage.

Les convulsions empirèrent, comme si le corps de la femme s’apprêtait à exploser. Et, effectivement, une sorte de dislocation se produisit. Plus exactement, une submersion totale. Conformément à ce que l’homme avait annoncé, la femme se purgea entièrement, presque simultanément « par le haut et par le bas ». Bientôt, elle fut entièrement recouverte et enveloppée d’une bouillie infâme, un mixte putride et bilieux composé de fluides visqueux, de bouts d’organes sanguinolents, de particules alimentaires gluantes, d’urine tiède et d’excréments fumants. La vidange intestinale libéra une odeur fétide, véritable puanteur qui envahit toute la pièce. Pourtant, l’homme n’hésita pas à s’approcher de ce magma pestilentiel afin de pratiquer très rapidement, en un geste sûr, une phlébotomie sauvage. Le sang se mit alors à peindre les murs sous l’effet de ses puissants et bouillants jaillissements, apothéose de l’incroyable éruption corporelle qui venait de se produire.

— Un tas de merde, murmura alors l’homme, son regard fiévreux enfoncé dans le vide. C’est bien tout ce que nous sommes, finalement : juste un gros tas de merde.