Les Douze Dieux

« Nous avons entendu raconter les exploits des héros de jadis »

— Homère

Exclusivité — Prologue de Zeus le Crétois, premier tome à paraître de cette série antique Les Douze Dieux, une épopée entre Iliade et Odysée.

Ce fut l’attaque ininterrompue des mouches bleues, l’agaçant bourdonnement de l’essaim assoiffé et, surtout, les insupportables chatouillements provoqués sur son visage par les petites pattes velues de la téméraire cohorte, qui le sauvèrent, in extremis, de l’abîme de feu auquel il se croyait destiné.

Son réveil fut aussi brutal que désordonné : il fit claquer ses énormes mains dans l’air, mettant fin instantanément à l’existence d’un assaillant, mais il releva son buste bien trop vite, ne put éviter de heurter le branchillon décharné qui pendait à mi-hauteur de son refuge improvisé. L’écorce dure et fendillée du bois traça un long sillon dans la peau mordorée de son front, laissant perler quelques gouttes de sang qui se mélangèrent aussitôt à sa sueur. Le rameau céda sous cette forte pression, craqua d’un bruit sec, avant de rompre et de choir sur ses épaisses cuisses de guerrier. Il grommela, porta machinalement une main à sa tête pour chasser les désagréables picotements de la blessure.

— Une simple éraflure, conclut-il à voix haute, après avoir sondé la plaie superficielle et examiné ses doigts rougis par le fluide écarlate. Pas de quoi fouetter un Achéen !

Encore hébété, il fouilla les environs d’un œil furtif et méfiant, cherchant à travers les ramures des maigres arbustes une hypothétique présence, celle d’un témoin malveillant ou d’un enfant trop entreprenant. Il se reprocha immédiatement cette sieste coupable qui lui avait fait abandonner le guet. Il pesta aussi contre ce vin trop fort, non coupé, offert par un berger du mont Acraea, et dont il avait sans doute un peu trop abusé à midi. Il parvint à se mettre sur pied, non sans quelques efforts, nettoya ses joues des brins d’herbe jaunis qui y restaient collés. Il s’empara de son épée, de ses autres effets éparpillés, avant d’abandonner la quiétude ombragée du bosquet de chênes verts qui venait de protéger son sommeil.

Chênes noirs désormais, vidés de toute sève.

Il ne put retenir un juron lorsque la lumière crue de cette journée torride vint l’assaillir à la sortie de l’abri, l’obligeant à clore immédiatement les paupières :

— Nom de Zeus ! Il ne doit pas faire plus chaud chez Hadès !

Il songea aux dernières images de son cauchemar, à toutes ces flammes qui l’entouraient et qui menaçaient de le consumer.

Et si le monde des vivants était déjà devenu le royaume des morts ?

Il s’obligea à rouvrir les yeux, progressivement.

Comment pouvait-on supporter une telle température et un tel feu, depuis autant de mois, depuis autant d’années ? Que s’était-il passé en Asie pour que les dieux continuent à affliger de leur rancœur la noble maison de ses maîtres ? Pour que les habitants du ciel s’acharnent à la flétrir avec autant d’ardeur ?

Oui, il y avait bien eu ces affreuses rumeurs dans le passé et, aujourd’hui, ces abominables histoires…

— Tais-toi donc, démon, toi qui harcèles ma tête !

Il s’ébroua tel un cheval d’Argos, afin de chasser ses impures pensées. Il regarda ensuite les vastes étendues qui se déployaient à ses pieds. Tout, alentour, portait les stigmates d’une malédiction. Collines et plaines n’offraient plus que déserts et désolation, un espace minéral fondu et délavé, dépourvu de vie et de couleurs. La végétation avait presque disparu, elle n’était plus qu’arbres et feuilles asséchés, tiges et fleurs brûlées, racines et ceps calcinés. Rivières, ruisseaux, puits naturels s’étaient taris. Le monde entier semblait s’être arrêté, figé dans le temps, recouvert par la poudre jaune du limon, paralysé par la funeste poussière d’Éolie envoyée par les dieux courroucés.

Quelle autre raison à ce si long fléau ?

La terre non plus n’avait pas été épargnée. Elle avait même fini par éclater à maints endroits, n’offrant plus qu’un ventre abusé, labouré, ravagé par de profonds et sauvages sillons.

Le corps de leur propre mère ! Ô Gaia, ramène donc tes divins enfants à la raison !

Sentant les larmes lui monter, il se reprit aussitôt. Il respira longuement, fit quelques pas en direction du petit promontoire qu’il n’aurait jamais dû abandonner.

Autant de lunes et de saisons à essayer de percevoir le signe ! Cette attente interminable avait fini, jour après jour, nuit après nuit, à ronger sa vue, à brouiller ses sens, à se jouer de sa patience, à éroder sa confiance, à briser sa détermination.

À quoi bon si, comme on le disait, tout était déjà perdu ? Parce que, en vérité, tout semblait réellement perdu.

Il se sentait las, terriblement las.












Presque dix ans...

Même au palais, les choses s’étaient mises en désordre. Avec le temps, le fourbe protecteur avait fini par devenir plus audacieux. Il se faisait désormais passer ouvertement pour le maître. « Parce que, déclarait-il, le destin des Atrides était scellé et que leur reine devait être protégée. » Il affirmait qu’il en avait fait le serment solennel au Roi des rois avant son départ, un serment juré, évidemment tenu secret. Qui pouvait bien être trompé ?

Il ne perdait rien pour attendre, celui-là...

De mauvaises langues murmuraient que la fille de Tyndare était sous son emprise, que des incantations avaient été entendues, de terribles sortilèges prononcés par des prêtres venus d’ailleurs.

On disait même… Non, cela suffit !

Il renonça à coiffer son casque, s’humecta le crâne de quelques maigres filets d’eau avant de ceinturer son front blessé à l’aide d’un morceau d’étoffe arraché à sa tunique. Il porta ensuite son outre à la bouche, aspira une belle rasade dans un long sifflement. Il hésita quelques secondes avant de recracher le précieux liquide : l’eau, aussi, malgré le cuir protecteur, était devenue bouillante, presque imbuvable. Il lui faudrait maintenant attendre le soir pour pouvoir puiser à nouveau dans la jarre de ravitaillement et espérer rafraîchir le feu de son gosier.

Il avait bien du mal à se ressaisir. Certes, les effets du vin tardaient à se dissiper, et la rencontre inopinée avec la branche ne devait rien arranger. Tout comme cette complainte ininterrompue des insectes chanteurs qui assiégeait ses tympans. Il ne se souvenait pas d’un tel concert donné par les cigales en plein milieu du jour. Une litanie aussi entêtante que celle de l’air ambiant, lequel semblait également bourdonner de chaleur sous le souffle brûlant d’Hélios. L’air n’était plus qu’exaltation de vent incandescent, de ceux que l’on ne respire qu’avec peine, de ceux qui brouillent la vision et qui, déformant les êtres et les choses, vous enivrent de fièvre avant de vous enfermer dans la moiteur des sens.

À vrai dire, son rêve l’obsédait toujours. Car, avant de se voir cerné par les flammes, il avait aperçu… le roi, oui ! son roi, transpercé de part en part par les lances de quelques barbares sans honneur. Et le corps souillé du chef des Grecs jeté dans le brasier par cette horde de misérables.

Malheur était-il arrivé à la Grande armée ?

Il ne pouvait l’imaginer, il ne pouvait y croire ! Il tenta de chasser ces terribles images, se promettant de demander le sens de sa vision au vieux Sisyphe. Nul autre que l’ermite de la grotte aux serpents ne savait mieux interpréter les songes envoyés par les immortels, scruter les portes d’ivoire et de corne afin de démêler les fumées d’Hypnos.

Il se tourna en direction de la ville, puis baissa son regard. De cette hauteur, à pareille distance, la cité semblait véritablement mariée aux paysages, comme enganguée dans un horizon d’ocres brûlés. À peine pouvait-il discerner les formes familières de l’acropole. Les anciens affirmaient que les pierres monumentales qui composaient son enceinte avaient été taillées directement dans le roc par les Cyclopes, assemblés sans mortier par ces monstres, en un temps où ces géants travaillaient pour Persée.

Que pouvait-il bien savoir de ces choses, lui, simple serviteur des puissants ?

Il fit quelques pas encore. C’est alors qu’il crut apercevoir une lueur fugace, comme un éclair igné dans le ciel pourtant maculé d’éclats blancs.

Un autre mirage…

Il se frotta les paupières énergiquement, éleva ses deux mains pour protéger sa vue des dards acérés du soleil. Campé fermement sur ses jambes, il scruta attentivement la ligne d’horizon en direction de Corinthe. Et faillit pousser un cri lorsqu’un flamboiement lui apparut nettement.

Se trompait-il ? Était-il victime d’une nouvelle illusion ?

Il attrapa sa gourde de peau, vida le reste de son contenu sur sa tête en malaxant vigoureusement le cuir pour faire jaillir l’eau en jets denses et puissants.

Non, il ne rêvait pas, il ne rêvait plus !

Il cria presque. Un cri de joie et de libération. Car c’était bien la lumière d’un bûcher de relais qu’il contemplait à présent, ce doux signal si longtemps désiré mais presque abandonné de l’espoir.

Il fut traversé par un doute ultime, saisi d’une angoisse oppressante. La peur de se tromper, de se transformer en augure de mauvaise fortune. Que devait-il faire à présent ? Tenir caché ce retour tant espéré ? N’en réserver la secrète annonce qu’au... traître ? Il savait pourtant que sa fidélité lui coûterait la vie.

Et quand bien même ?

N’aurait-il pas le courage d’une simple mouche ? « L’audace de la mouche, qui aime mordre l’homme, car son sang est un régal pour elle et qu’en vain il tente désespérément d’écarter de sa peau. »

Le souvenir de l’aède du palais réchauffa son cœur un court instant. Lui aussi, ce poète, le préféré du roi, avait disparu. Soudainement, un petit matin de printemps, sans prévenir personne, sans laisser aucune trace, abandonnant ainsi le prince. On disait... On disait beaucoup trop de choses depuis beaucoup trop longtemps.

Alors non, il n’obéirait pas à l’usurpateur !

Une dernière fois, il fixa intensément le lointain halo qui grandissait. Il implora Athena de lui donner la force de la mouche. Son exaltation empira alors, et sa décision fut prise. Il se saisit de sa trompe, inspira profondément, avant de libérer toute la puissance de son souffle dans l’étroite embouchure de l’instrument.

L’appel s’élança dans les airs pour envahir l’espace, rebondit immédiatement vers le plateau afin de faire vibrer la terre, se faufilant dans la moindre de ses anfractuosités. L’écho se propagea alors à la vitesse de l’éclair, à travers monts et vallées, se hâtant de porter la bonne nouvelle dans le cœur de tous les hommes.

Il sonna, encore et encore, cornant presque jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que d’autres trompes répondent enfin à son signal. Bientôt toute la plaine d’Argolide resonna des sons entêtants de la victoire.

Que les dieux seuls décident maintenant !

Fatigué mais heureux, les yeux mouillés et brillants, désormais libéré de sa prison ardente, il commença sa descente vers Mycènes. Il leva les bras au ciel, avant de hurler au vent comme un dément :

— Le roi est de retour ! Agamemnon s’en vient !