Les disciples
de Trujillo

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Naissance de la grande distribution

Où l’on apprend que de petits Français se rendent incognito dans le fin fond de l’Ohio pour rencontrer Bernardo, un drôle de zozo…

Ce que Madame Vauthier appréciait le plus, pendant les trêves scolaires, lorsqu’elle ne pouvait pas emmener sa petite famille respirer le bon air de la campagne, c’était la possibilité de faire ses courses tranquillement, en dehors de la cohue, du bruit et du stress habituels. Mais même en ce début d’après-midi d’un lundi de Toussaint, le parking de l’hypermarché Rond-Point de Sainte-Geneviève-des-Bois, ville de banlieue située à une trentaine de kilomètres de Paris, était loin de ressembler à un désert.

Et pour cause : un parking vide aurait signifié tout simplement qu’un individu fort doué — Colombien de naissance, mais Américain par citoyenneté — s’était trompé, il y a plus de cinquante ans de là, en édictant l’un des préceptes qui allaient révolutionner le commerce de son temps : « Pas de parking, pas d’affaires. » Or, Bernardo Trujillo — c’était le nom de ce gourou transatlantique — ne s’était nullement fourvoyé. Mais ça, Madame Vauthier l’ignorait.

Tout comme le fait, sans doute, que cet hypermarché qu’elle fréquentait assidûment depuis plus de vingt ans, avait été le tout premier à surgir en terre de France, créé par deux adeptes du théoricien colombien, avant que des milliers d’autres ne se mettent à pousser à sa suite comme des champignons. Assurément, Trujillo avait été le contributeur le plus talentueux au développement de ce que l’on appelait aujourd’hui la « grande distribution ». C’est-à-dire, cette forme de commerce destinée à vendre en masse des produits pour les masses.

On les avait vu venir à Dayton, les deux Français, comme tous les autres d’ailleurs qui les avaient suivis par la suite, les Darty, Leclerc, Auchan, Fnac, Accor, Continent, Printemps et consorts, on les avait vu faire le voyage en première classe, rallier le fin fond de l’Ohio pour s’asseoir bien sagement devant le maître-vendeur et assister à son séminaire.

Les yeux du grand homme, charpenté comme un taureau de Mexico, commençaient à fixer les écoliers à travers ses énormes lunettes aux montures cerclées d’écailles : « Messieurs, je vous demande de bien vouloir respecter une minute de silence pour tous ceux qui n’ayant pas su s’adapter, disparaîtront d’ici à cinq ans. Et je vois quelques-uns de ces dinosaures parmi vous… »

Malgré le message funèbre de bienvenue, les séminaristes persévéraient, buvant religieusement les paroles de ce prédicateur qui allait leur faire gagner des fortunes, notant scrupuleusement les règles nouvelles qu’il édictait de sa voix tonitruante : « Bon, les gars, vos vielles recettes, c’est terminé, c’est le passé. Et le passé, c’est la mort. Le style Empire de vos magasins, l’or, le velours, le perlimpinpin, la livrée de vos vendeurs pommadés, c’est fini tout ça, ça sent la naphtaline. Exit ! Vos magasins-cimetières, vos vitrines-cercueils, vos ambiances boudoirs, ils n’en veulent plus vos clients. Kaput ! C’est Hollywood aujourd’hui, les gars, ce qu’ils veulent vos clients, c’est la fête et les paillettes, c’est la liberté, pouvoir se servir tout seuls comme des grands et surtout, surtout, ce qu’ils veulent, c’est économiser leurs faibles économies ! Et vous, les gars, vous voulez quoi, hein ? Vous voulez gagner encore plus de pognon, non ? Remplir vos poches de bons et gras dollars, hein ? Alors, n’oubliez pas : la production de masse nécessite une vente de masse. Et moi je vais vous l’apprendre la recette qui génère le cash : le libre-service, les prix bas, et l’animation. Croyez-moi, avec mes trois M, vous allez en bouffer du dollar, les gars, jusqu’à en péter ! »

De retour au pays des simples Francs, nos deux précurseurs avaient appliqué à la lettre les consignes du gourou. D’abord, ils avaient choisi un emplacement accessible, car comme l’avait dit Trujillo, « Pensez que l’avenir est à l’automobile ; là où il y aura du trafic, sera le commerce. » Un Rond-Point routier, on ne pouvait trouver mieux comme lieu de convergence. Mais où ? « Les centres des villes sont à l’agonie, le commerce se fait à présent à la périphérie des agglomérations », avait répété inlassablement le gourou devant l’assistance médusée. Soit, ils avaient repéré un terrain vague de deux hectares dont personne ne voulait, situé à la périphérie d’une petite ville de l’Essonne.

Sur ce, armés des arguments du saint de l’Ohio, ils s’étaient rendus chez leur banquier pour négocier un prêt.

— Bien, vous voulez donc commercer loin des grandes villes, dites-vous, alors que le réseau de distribution est déjà saturé ?

— Mais oui, les gens viendront en voiture, cela sera plus facile et plus rapide pour eux. Nous allons construire un parking de quatre cents places devant le magasin pour les accueillir avec facilité.

— Quatre cents, rien que ça ? Dans une ville inconnue pour venir acheter du beurre et du vinaigre !?

— La ville est très petite, certes, mais nous allons drainer tous les habitants des communes voisines.

— Vous rêvez, Messieurs, si vous pensez déplacer vos clients sur un terrain vague. Le commerce, c’est en centre-ville, c’est quand même plus joli de s’y promener, non ? Bon… Quelle taille prévoyez-vous pour cette boutique ?

— Pas une boutique, un grand magasin, totalement en « libre-service », Monsieur.

— En quoi !?

— En libre-service, les clients se serviront tout seuls, les produits seront accessibles directement sur des étagères. Aucun comptoir.

— Mais c’est parfaitement inepte, votre histoire. Ils veulent être servis les clients. Et comment vont-ils découper leur viande, vos clients, avec leurs dents ? Et le lait ? Il y aura des louches en libre-service ?

— Non, pour les denrées portionnables, on les aidera, nous offrirons une partie en libre-service assisté. On fabriquera même des produits devant leurs yeux pour créer du spectacle, des saucisses, du boudin, par exemple.

— La fête au cochon ! Passons… Alors la taille de votre libre-service ?

— D’après nos calculs, disons, 2 500 mètres carrés… Heu, Monsieur ? Monsieur !?

— J’avais un chat dans la gorge, excusez-moi. Et pourquoi pas plus grand, pendant que vous y êtes ?

— Le loyer, ici, est ridiculement bas comparé à un emplacement en centre-ville. Et puis, imaginez, le développement urbain des périphéries. Un jour, tout un centre commercial s’installera à nos côtés, des dizaines de magasins à qui nous louerons les boutiques…

— On ne peut pas dire, vous au moins, que vous n’avez pas la folie des grandeurs. Mais mesurez-vous bien l’investissement pour financer ce palais !? Je ne trouve pas dans votre bilan prévisionnel, la ligne budgétaire concernant la décoration. L’auriez-vous omise ?

— Il n’y en aura pas, Monsieur. La décoration, ce sera la marchandise. Et nous expliquerons à nos clients que les économies réalisées sur l’aménagement se retrouveront directement dans leurs poches.

— Vous vous trompez, Messieurs. Les gens aiment le luxe. Ils veulent sortir de leur quotidien. Une atmosphère raffinée est l’un des éléments qui attirent les clients vers un grand magasin. Si je vous suis bien, vos acheteurs vont venir dans une… une sorte d’usine. Et d’usine délabrée, qui plus est ? C’est bien ça ?

— C’est tout à fait ça, Monsieur, une usine à vendre. Bien que le qualificatif « délabrée » paraisse excessif. Disons plutôt : au confort essentiel.

— Bien. Et vous allez le remplir avec quoi, votre entrepôt au confort essentiel ? Des tonnes de patates qui finiront bien par pourrir ?

— Du tout, Monsieur. De tout, en fait. Tout sous un même toit, « one stop shopping », comme on dit aux États-Unis. Veuillez excuser mon accent. Des nouilles, des machines à laver, des vêtements, des outils.

— Nous ne sommes pas aux Amériques, Messieurs ! Votre projet est insensé. Vous allez mettre la pâte dentifrice à côté de la lessive, des conserves et du papier toilette ?

— C’est à peu près le concept.

— Avez-vous seulement une petite idée des frais que vous aurez à supporter pour payer l’armée de vendeurs nécessaires au fonctionnement de cette « boîte à tout » ?

— C’est-à-dire qu’il n’y aura pas beaucoup de vendeurs, Monsieur. Des caissières, des agents de sécurité pour dissuader les voleurs, mais presque personne dans les rayons.

— Alors là, on frise l’inepte ! La base du commerce, c’est la relation directe entre le client et le vendeur, je ne vous apprends rien. C’est le talent de négociateur qui promeut le produit et assure la transaction. Sans vendeurs, pas de ventes !

— Plutôt des pancartes. Comme le dit notre spécialiste, la pancarte est le meilleur vendeur : vous ne la payez qu’une fois et elle ne prend pas de vacances.

— Je vois, on vend sans vendeur, une première mondiale ! Et vous comptez gagner de l’argent comment avec ce… bazar, Messieurs, avec ce grand bazar même ?

— Vous pouvez dire « foire », Monsieur, c’est l’un des principes. L’animation sera créée par le nombre de clients. Les gens doivent se sentir bien, il doit y avoir une ambiance de fête, de carnaval, les clients doivent pouvoir se restaurer sur place s’ils le souhaitent…

— C’est cela. Et danser aussi, je suppose ?

— Non, lire. Nous avons obtenu la participation de Françoise Sagan pour l’inauguration.

— Le Café de Flore qui débarque dans une usine de Sainte-Geneviève-des-Bois… Je crois rêver ! Pourquoi ne pas vous en remettre à la providence, aussi ?

— Nous avons prévu effectivement une bénédiction inaugurale.

— Et pour les sanctifications terrestres, sonnantes et trébuchantes, si ce n’est pas trop vous demander ?

— Le principe est simple : vendre beaucoup, mais à bas prix. Nous appliquerons de très faibles marges sur les produits, Monsieur, pour en vendre des tonnes. 10 % au lieu des 40 % actuellement pratiqués par nos concurrents.

— Ah, bon. Pas de vendeurs et presque pas de marge. Et pourquoi ?

— Parce que, comme l’affirme notre… ami, « les pauvres ont besoin de prix bas et les riches adorent les bas prix. »

— Pourquoi ne pas leur donner carrément vos produits aux pauvres, alors ?

— Nous sommes des commerçants, Monsieur, pas des philanthropes.

— Vraiment ?

— Absolument, vous connaissez d’ailleurs les profits que dégagent nos magasins actuels.

— Mais pas les pertes abyssales prévisibles pour ce grand bateau sans équipage que vous vous apprêtez à mettre à la mer.

— Ce grand bateau, comme vous l’appelez, rapportera dans ses grandes cales plus d’or des Amériques qu’aucun autre de nos navires existants, soyez-en sûr. Permettez-moi de vous poser une question, Monsieur le banquier. À votre avis, vaut-il mieux vendre dix petits gâteaux avec une marge de dix centimes ou bien cent de ces mêmes petits gâteaux avec une marge de un centime seulement ?

— Elle est ridicule votre question. C’est la même chose, voyons, le profit reste identique.

— De votre point de vue, Monsieur, mais pas pour un nouveau commerçant. Lorsque vous vendez cent gâteaux à prix discount, c’est comme cela qu’on appelle une vente à petite marge, vous les vendez obligatoirement plus vite. Vous demandez alors à votre fournisseur de vous les facturer moins cher, forcément, puisque vous en achetez en plus grande quantité. Ensuite, votre stock de gâteaux n’est pas immobilisé dans vos rayons ou vos réserves, en train de se faire grignoter par les rats ou par vos employés. Votre argent n’est pas bloqué. Il « tourne » vite comme on dit dans le métier, et dans le vôtre aussi, je le crois. Il tourne à la vitesse de votre stock. Et si le stock tourne plus vite, vous encaissez beaucoup plus d’argent et beaucoup plus rapidement, alors que le fournisseur n’est payé que beaucoup plus tard.

— C’est une affaire de « beaucoup », en somme. Vous voulez devenir banquier, c’est ça ?

— C’est ce que dit non sans humour…

— … votre ami américain. Je m’en doute, il ne doit reculer devant rien, le bougre, pour vous vendre ses salades au maïs.

— Des caisses enregistreuses pour les libres-services, c’est ça qu’il nous vend, Monsieur, avec sa méthode. Et c’est cela le principe même des nouveaux commerçants : faire tourner les produits, les stocks et la trésorerie. Gagner de l’argent grâce au volume, à la quantité vendue.

— Et comment allez-vous attirer vos clients, Messieurs « les nouveaux commerçants » ? S’ils doivent prendre leur voiture pour aller en banlieue et dépenser plus d’argent dans le carburant ?

— Par la réclame, Monsieur. Et parce que nous allons leur vendre de l’essence sur le parking, à perte…

— Je n’ai pas bien entendu, « à perte » avez-vous prononcé ?

— Ou à prix coûtant, je n’avais pas terminé, Monsieur. Ça compensera les dépenses liées au trajet. Mais nous allons aussi appliquer ce principe pour d’autres produits, les plus consommés par le public. C’est ce que les Américains appellent le « psychological price cutting ».

— Désolé, je ne parle pas anglais.

— On pourrait traduire par « créer des îlots de pertes dans un océan de profit ».

— Alors là, je ne comprends plus rien !

— « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre », si vous préférez.

— Messieurs, sérieusement, vous plaisantez avec ce projet, n’est-ce pas ? C’est une blague, un poisson d’avril. Vous vouliez me faire marcher, c’est ça ? Non !? Je ne peux pas vous suivre vers ce fiasco, vous le savez bien, votre projet n’est pas viable. Messieurs, dans ces conditions, je suis contraint, à mon grand regret, de vous refuser ce prêt !

Elle avait eu chaud, Madame Vauthier ! Elle avait bien failli ne jamais venir s’achalander dans son magasin préféré. Mais c’était mal connaître la détermination des deux disciples de Trujillo qui, eux, à la différence du Crédit Lyonnais, savaient parfaitement compter : puisqu’on allait encaisser cash une marchandise que l’on ne paierait aux fournisseurs que quatre-vingt-dix jours après la commande, la trésorerie serait suffisante pour se passer de prêts et même… de banquiers ! D’ailleurs, avaient-ils noté dans leur cahier d’épicier, après l’entretien calamiteux : « créer banque avec trésorerie excédentaire ».

Ainsi, en ce 15 juin 1963, c’était bien un magasin quatre fois plus grand que les autres, perdu au fin fond de la banlieue parisienne, mais pris d’assaut par une foule en délire, qui avait ouvert ses larges portes, de 10 heures à 22 heures. Plus de cinq mille clients avaient déposé ce jour-là sur les treize tapis roulants équipant les dix-huit caisses centralisées leurs achats puisés au milieu de 3 500 produits alimentaires et de 15 000 autres articles embarqués dans les cales de ce premier navire amiral du groupe ! La pompe à essence installée sur le parking, trop sollicitée, était même tombée en panne ! À cet emplacement exact que venait de choisir Madame Vauthier pour garer sa Scénic familiale allongée.