Madame Vauthier
fait ses emplettes


Comment dépenser-moins-en-achetant-plus dans son magasin préféré ? Réponse avec Madame Vauthier, ménagère de moins de 50 ans…

À l’intérieur du magasin Rond-Point, faire dépenser encore plus à Madame Vauthier s’avérait en fait une gageure tant l’efficacité des différents dispositifs déployés pompait déjà la presque totalité des ressources disponibles de cette « cible », autre surnom amical qui lui était attribué par les experts. Une « poulette à tirer », voilà ce qu’elle était.

Sa progression obéissait à la logique dite de l’« entonnoir ». Du cône, la zone de chalandise où se trouvait son domicile, on la dirigeait inéluctablement vers le tube de déversement, ce long et pénible passage en caisse enregistreuse. Tout dans ce modèle économique basé sur l’ustensile reposait en définitive dans la gestion des flux. Le mouvement était le vrai ami de ces commerçants : danse des marchandises, valse de l’argent, ballet des consommateurs. Le cheminement de Madame Vauthier dans les différents espaces du magasin avait été ainsi minutieusement étudié, de même que le rythme de sa progression. Les rayons les plus rentables, regroupant les articles d’une même catégorie, étaient toujours placés au centre de l’hypermarché. Pour créer du trafic vers cette localisation stratégique, on installait au fond de l’entrepôt les fameux « îlots de perte », ou des produits d’appel irrésistibles par leurs prix. Attirée comme l’ourson par le miel, Madame Vauthier était obligée de traverser ce « carré aux miracles ».

Dans le magasin, la plupart des vendeurs avaient été effectivement remplacés par des « pancartes », de la PLV , de l’ILV , disait-on aujourd’hui, ou des bornes interactives et des dispositifs audio-vidéo en boucle, qui ne cessaient de diriger les roues du chariot de cette mauvaise cliente. Lorsqu’elle progressait dans l’allée centrale, perpendiculairement aux longs murs d’étagères débordant d’articles, Madame Vauthier ne pouvait voir, dans le sens de sa marche, qu’une seule face de chacune des gondoles . On y installait systématiquement les produits que le distributeur voulait mettre en avant, vendre absolument. Et pour obliger Madame Vauthier à se retourner, on regroupait sur l’autre côté du linéaire tous ceux dits de « première nécessité » qu’elle rechercherait par réflexe. Tout simplement parce que ces produits de base remplissaient la liste qu’elle tenait dans sa main.

Le long des grandes allées qui traversaient le magasin de haut en bas et de gauche à droite, à l’extrémité de chaque gondole et à proximité de main de Madame Vauthier, les TG représentaient les emplacements les plus prisés, disputés avec rage et argent par les marques les plus importantes. Impossible, en effet, d’éviter ce débordement de produits toujours visibles et systématiquement en promotion. L’enjeu de cette localisation était de taille : en un seul jour, les ventes d’un article réparti sur une TG pouvaient être multipliées par vingt ! Tout autant que dans ces îlots centraux installés provisoirement lors d’opérations exceptionnelles au beau milieu des allées elles-mêmes. Ces displays obligeaient Madame Vauthier à les contourner non sans y avoir attrapé auparavant l’un des articles à prix coûtant qu’ils contenaient. La facilité de préhension des produits, même en mouvement, avait été calculée au millimètre près.

Lorsqu’elle s’enfonçait dans un rayon ordinaire, et malgré sa parfaite connaissance des lieux, Madame Vauthier se dirigeait toujours en son centre. Elle obtenait ainsi une vision panoramique du linéaire. On avait donc installé à son intention, au beau milieu de la longue rangée d’étagères, tous les produits qui offraient le meilleur ratio de marge et de rotation. Ici, dans ce Saint des saints où Madame Vauthier pouvait communier seule, face à face avec les produits, on n’avait pas lésiné sur le décorum.

Des spécialistes du design avaient conçu pour les marques de très beaux emballages afin de rendre les articles irrésistibles. Il avait bien fallu remplacer l’antique argumentaire des vendeurs disparus. Les distributeurs eux-mêmes ne s’étaient pas trompés sur la nécessité de ce packaging élaboré. Lorsqu’ils avaient lancé leur propre gamme de produits , les MDD , afin de réaliser des profits plus importants, ils avaient tout simplement copié l’emballage de chacun des meilleurs articles commercialisés par les grandes marques. L’intérêt de cet « emprunt » s’était révélé double. Premièrement, on avait réalisé de substantielles économies sur les frais de conception de tous ces conditionnements. Les marques, d’abord rebelles au procédé, avaient rapidement abandonné leurs exigences concernant leurs droits d’auteurs. La perspective de ne plus être distribué par l’enseigne plagiaire, d’être « déréférencé » comme on disait dans le jargon, de disparaître purement des étagères de tous les libres-services détenus par le distributeur, était venue à bout des récriminations les plus fortes.

Deuxièmement, en accolant ce « produit libre » au produit le plus vendu d’une grande marque, on avait volontairement créé, par vampirisation, une confusion dans l’esprit de Madame Vauthier. Puisque les emballages posés côte à côte se ressemblaient tant, c’est que les produits qu’ils contenaient devaient être identiques. Inutile, en conséquence, de payer plus cher pour un article de même qualité.

Là encore, quelques fournisseurs s’étaient récriés devant un procédé jugé déloyal. Mais on avait ramené rapidement à la raison les récalcitrants. Dans le monde de la grande distribution, c’est ainsi que se réglaient la plupart des conflits : par le chantage.

Pendant des décennies, les marques avaient donc contribué, gratuitement, à faire la publicité et la promotion de produits concurrents. Et, sous l’action subie de ce véritable terrorisme commercial, elles avaient accepté de perdre de belles parts de marché.

Autour de ces produits phares, la répartition des autres articles obéissait également à une logique d’optimisation. Rien n’était abandonné à l’aléatoire ou à la fortune. Ou plutôt, tout permettait d’augmenter celle du distributeur. L’agencement du rayon, la modélisation du mobilier marchand, la disposition des produits étaient confiés aux algorithmes infaillibles des logiciels de merchandising. Comme la gestion de l’espace était leur domaine réservé, ils portaient naturellement des noms issus de la conquête spatiale : Spaceman ou Apollo, entre autres. C’est bien ce qu’on leur demandait, à vrai dire, de savoir décrocher la lune, grâce à un seul programme d’alunissage : optimiser la valorisation d’un article en fonction de sa rentabilité. Bref, éviter les cratères et les pertes de monnaie.

Car, selon l’intuition géniale du prédicateur mexicain, les distributeurs étaient bien devenus des loueurs : il convenait d’optimiser le revenu locatif de chaque centimètre cube du magasin. Ainsi, les produits les plus rémunérateurs bénéficiaient d’un facing confortable, d’une exposition faciale à faire pâlir de jalousie les concurrents. On les installait toujours à portée des yeux et des mains du consommateur.

Mais, pour les articles moins chers ou les autres à gain douteux, Madame Vauthier n’avait pas d’autre choix, pour s’en saisir, que d’effectuer des figures acrobatiques souvent téméraires. La plupart du temps, on la voyait recourbée vers le sol à la recherche des premiers prix, mais, parfois, tendue également vers le plafond, en équilibre sur le bout de ses talons.

Rien, dans le parcours emprunté par Madame Vauthier ou dans la motivation de ses actes, n’était donc laissé à sa seule appréciation. Le libre-service offrait tout, sauf le libre-arbitre. Toute cette organisation commerciale, extrêmement minutieuse, de la création de trafic à la canalisation du flux, trouvait son apothéose à la sortie de l’entonnoir, lors du règlement de ses achats.

Comment aurait-elle pu savoir, Madame Vauthier, que la caissière, munie d’un pistolet optique apparemment inoffensif, allait provoquer en réalité un véritable cataclysme informatique ?

À l’instant même où le fameux bip retentissait, plus rien ne pouvait retenir le voyage rocambolesque qu’allait entreprendre une suite de « 0 » et de « 1 », générée par le simple scannage du code-barres. Par des réseaux de câbles obscurs, cette donnée du produit remontait immédiatement en comptabilité, servait à consolider les chiffres d’affaires, à alimenter les bordereaux de remise d’argent, à calculer les marges arrière, à garantir les prêts bancaires, à négocier les crédits fournisseurs, à ajuster les tableaux d’objectifs, à sanctionner le manque de productivité d’un chef de rayon.

Empruntant une autre voie souterraine, elle redescendait dans les réserves du magasin, pour aider à préparer les réassortiments et actualiser les stocks prévisionnels. Elle gagnait ensuite, par antennes relais ou liaisons satellites, la plateforme – lieu où l’enseigne gérait et centralisait l’ensemble des achats effectués pour son réseau régional –, afin de grouper les commandes envoyées aux fournisseurs, de faciliter le chargement des camions et d’optimiser les plans de tournée des livraisons.

Toujours remplie d’énergie, la suite numérique s’introduisait au siège social de la marque afin que cette dernière puisse enrichir ses propres bases de données, mettre à jour ses résultats financiers, influencer son développement, infléchir ses politiques marketing, commander les achats de matières premières, réserver le fret indispensable à l’approvisionnement, déclencher les campagnes de publicité et les opérations de promotion nécessaires à la relance des produits.

Transmise toute frétillante encore à l’usine du fabricant, injectée dans ses logiciels industriels ou son système d’informations des ressources humaines, elle réglait automatiquement la cadence des machines et le rythme des hommes afin que la production s’adapte précisément à la demande prévisionnelle, aux besoins du marché et à ses variations. Tout cela, et bien d’autres opérations complexes, avant que ne retentisse le bip du produit suivant.

Là où Madame Vauthier ne voyait qu’une somme à payer s’affichant en vert sur un écran à cristaux liquides, et en rouge dans ses comptes, la grande logique du flux était à l’œuvre, stimulée par la suprême angoisse des « nouveaux commerçants » : la rupture de stock ou l’excédent. Dans les deux cas, une promesse de perte ou d’absence de gain. Tout dépendait de la perspective. Une sorte de syndrome du manque en fait, cette maladie congénitale de l’espèce marchande, une confusion du conditionnel et de l’existant. L’illusion d’une croissance perpétuelle et d’une optimisation absolue. Le parfait était-il vraiment possible dans ce monde si imparfait ? Là-haut, dans les bureaux qui surplombaient le magasin, dans ce back-office où se nichait le staff, on y croyait, on y était presque même. Il ne restait plus qu’à éradiquer l’humain de la chaîne parfaite du profit, le seul qui résistait encore, par nature ou par arrogance, une variable décidément inajustable, un vivant impossible à modeler et à modéliser. Un chaînon qui, vraiment, ne manquerait pas à cette longue chaîne de l’évolution commerciale.

Au nom de cette sorte de pathologie, de cette obsession de l’organisation de la rentabilité, tout devait être tendu, tendu à l’extrême, jusqu’à la rupture. Tout sauf le client final, sauf Madame Vauthier. Car, avait-on remarqué, la décontraction de son humeur entraînait généralement celle de son porte-monnaie. On la voulait nécessairement détendue, Madame Vauthier, totalement réceptive.

Dans le bel hypermarché qu’elle fréquentait, le contrôle était donc total, sauf cette immobilisation intempestive de place de parking. Les experts finiraient bien par trouver une solution. Elle s’esquissait déjà, à vrai dire. Bientôt, Madame Vauthier n’aurait même plus à subir les longues files attentes et les bips disharmonieux. Dans quelques mois, elle quitterait le magasin en se promenant, sans attendre, sans décharger ses achats sur le tapis roulant, sans s’arrêter à la caisse. Il n’y aurait d’ailleurs plus de caisses et, par conséquent, plus de caissières non plus. Elle sortirait en passant sous un grand portique, Madame Vauthier, une sorte de scanner géant qui enregistrerait par radio fréquence, en une seule opération, la totalité des articles contenus dans son chariot. Un vrai modèle de flux absolu, une référence pour les puristes de l’art du commerce, qui serait sans doute étudié un jour dans les grandes écoles. Peut-être même, au pays de Trujillo.