Guillaume
et la possession

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L'expérience douloureuse de la possession

Un dépossédé peut-il devenir possédant ? Réflexions avec Guillaume, chauffeur de maître, ancien sans domicile fixe.

Enfin réinséré dans le troupeau de l’espèce humaine, Guillaume avait ensuite durement économisé sur ses émoluments de chauffeur. Ce rescapé du désert avait ainsi pu s’offrir quelques menus plaisirs. Son premier costume chic d’abord, à plus de cinq cents euros, un véritable luxe de maître.

Las, les ennuis avaient commencé rapidement : Guillaume avait découvert la servitude de l’objet avec ce simple vêtement. Peur de le salir, peur de le froisser, peur de l’abîmer, peur de le perdre tout simplement.

Lorsqu’il portait le bel habit, aussi fièrement que rarement, il faisait attention à tout. Il auscultait la moindre chaise avant de s’asseoir, de peur qu’une salissure quelconque puisse entacher le beau tissu ; pour la même raison, il contrôlait la surface des tables avant d’y poser le bout d’un coude ; il marchait toujours à allure prudente, pour éviter qu’un pas malheureux ne vienne empêtrer une chaussure dans les bas replis du pantalon et ne provoque la décousure de l’un des ourlets ; il prenait ses distances avec les murs et les portes pour ne pas risquer un frottement contre une aspérité et le râpage des fibres, ou bien encore, pour rendre impossible l’accroc accidentel qui peut résulter du coincement d’une manche dans une poignée mal placée ; il retirait systématiquement sa veste et la rabattait soigneusement sur elle-même avant de monter dans un véhicule, et ce, pour parer aux mauvaises pliures.

De retour à son domicile, il passait un temps fou à enlever les peluches envahissantes, à repasser le pantalon avant de le suspendre sur un cintre autobloquant, écartant tout risque de traces disharmonieuses imprimées habituellement sur le tissu par les rabats des jambes retournées sur elles-mêmes.

Il posait ensuite la veste en prenant garde que la garniture des épaulettes ne puisse s’affaisser, avilissant sa bonne tenue et son style assuré. Il enfilait précautionneusement la housse de protection et, avant de placer sur la barre le costume ainsi embaumé, vérifiait l’efficacité des boules antimites installées dans l’armoire. Un véritable esclavage que l’attention portée à la préservation de son précieux habit, ce simple bout de tissu mis en forme par du fil !

Malgré tous ses soins, l’incident s’était malheureusement produit : un mouvement involontaire, violent et incontrôlé avait engendré une longue déchirure, le long de sa cuisse gauche. Guillaume s’était laissé emporter par la colère, une colère noire même, pestant contre lui-même, contre ce comportement craintif qui, assurément à ses yeux, avait provoqué le désastre. Il s’était rappelé immédiatement l’insouciance des nuits passées dans la rue, en ce temps où l’objet n’existait pas pour lui, où il n’avait pas à s’inquiéter des trous de ses chaussettes, de la crasse de son passe-montagne, ou de la laine peluchée de ses mitaines.

En ce temps-là, il s’asseyait où il le voulait, quand il le voulait, comme il le voulait. Il était libre !

Malgré ces premiers signes, Guillaume avait persévéré dans la possession. Il avait acheté un petit deux pièces à Belleville, par précaution, « pour ses vieux jours ». Mais il avait dû se résoudre à le louer pour payer une part de son crédit.

La peur, naturellement, n’avait pas tardé à s’inviter dans cette nouvelle partie, nourrie par des doutes aussi divers qu’insidieux. « La copropriété allait-elle l’autoriser à effectuer les travaux nécessaires pour la mise en location ? Le futur locataire paierait-il son loyer régulièrement ? Sinon ? Comment Guillaume pourrait-il expulser le mauvais payeur rapidement ? Et, dans ce cas-là, Guillaume pourrait-il honorer ses propres échéances bancaires ? Un risque de saisie de son bien existait-il à terme ? Pouvait-il se préserver de ce risque et à quel prix ? Si oui, en revanche, si son locataire acquittait régulièrement les échéances, l’individu ne dégraderait-il pas l’appartement ? Avait-il eu raison de croire ce vendeur sans scrupules qui lui avait garanti une progression exceptionnelle du marché immobilier ? Ou plutôt, devait-il s’inquiéter de la parole de ces experts qui, à la télévision, annonçaient maintenant une longue et difficile crise du secteur ?

Pourquoi avait-il signé ce taux variable, quasiment imposé par son banquier, et faussement avantageux ? Pouvait-il perdre toutes ses économies durement gagnées ? »

Trop de questions pour que la sérénité retrouvée de Guillaume puisse survivre à autant d’incertitudes. Il avait donc revendu son appartement la même année que son acquisition et procédé à des placements de « bon père de famille », comme l’avait souligné, non sans expérience ou malice, un jeune conseiller bancaire de vingt-deux ans. Oh, Guillaume n’avait pas de famille et ne pouvait être père, a fortiori « bon », mais « on lui garantissait l’inflation ». Alors, il n’en demanda pas plus et abandonna toute autre velléité de possession.

Depuis, il continuait une existence solitaire aussi paisible que rassurée. Ainsi s’était achevée son incursion saugrenue dans le monde de l’avoir.