Chapitre 1

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Partie 1
L'Éclat du diamant

« Yannick sourit et baissa le bras qui venait d’indiquer la position de la citadelle. Elle était en effet si intimement mariée à la roche qu’il aurait été impossible à Annabelle de pouvoir, à cette heure et sans aide, en discerner le moindre des contours.

Yannick avait choisi à dessein de lui faire découvrir Peyrepertuse de très loin et par sa face nord, à ce moment précis du jour où, perdu dans l’immensité et le silence de la garrigue décolorée par l’automne, comme revêtu d’un immense taud tissé d’or et de lumières, le château ressemblait effectivement à un majestueux navire de pierre, échoué depuis l’éternité sur les contreforts des Corbières.

Il avait volontairement effectué un détour par Saint-Paul-de-Fenouillet, coupant ensuite par les gorges du Galamus, stoppant la voiture bien avant le village de Rouffiac, afin de pouvoir offrir à Annabelle cette première vision de « son » château, comme il disait, non pas qu’il en fut l’heureux contribuable foncier, mais en souvenir de son adolescence, de ses longues et nombreuses escapades en solitaire qui, après des heures de marche à travers le pays, le ramenaient invariablement sous la protection de ces puissantes murailles.

Là, confortablement assis au milieu des pierres, l’été plutôt en hauteur — autour du donjon de San Jordi — , l’hiver toujours dans les basses lices — blotti dans quelque rare recoin négligé par les courants d’air — , il méditait sur le sens de la vie et de tout le reste, n’oubliant pas de savourer entre deux pensées subtiles une non moins estimable terrine de sanglier. Le véritable seigneur de ces lieux.

— Bienvenue en terre d’Oc, ma princesse ! Demain, je te ferai monter par ce côté, ajouta Yannick tout en dessinant avec son doigt une sorte de chemin imaginaire sur le flanc de la montagne.

— C’est pentu et un peu rude, mais il y a une source que peu de gens connaissent. Pour l’heure, le soleil ne saurait attendre.

Lorsque le véhicule quitta le belvédère, le petit chimpanzé, qui était solidement maintenu dans un siège pour enfant fixé à l’arrière de l’habitacle, émit quelques grognements stridents qui pouvaient s’apparenter, sans doute, à une forme d’insatisfaction. Annabelle se retourna pour caresser la tête de la bête tandis que Yannick la sermonna.

— Du calme, Gorgonzola, du calme ! On est bientôt arrivés.

Il fallut un quart d’heure au trio pour rejoindre l’autre versant de la montagne et son parking sud, départ officiel du sentier, qui, après s’être allégé de quelques euros et de quelques grammes de graisse superflue, menait normalement à l’intérieur de cette pierre percée. C’était en tout cas, d’après le guide que lisait Annabelle, la signification, en occitan, du nom de ce château.

À trois cents mètres de l’arrivée, la voiture s’était heurtée à une barrière qui entravait la petite route en lacets montant jusqu’à l’aire de stationnement, et sur laquelle était fixé un panneau d’information : « Site fermé — Accès interdit ». Sans la moindre hésitation, sous les yeux mi-étonnés mi-admiratifs d’Annabelle, Yannick avait tout simplement ignoré l’interdiction avec un grand sourire et… déplacé l’obstacle.

Il gara le véhicule de location en face de la baraque faisant office de billetterie et constata qu’elle était fermée. « Excellent ! », pensa-t-il joyeusement en considérant le désert automobile qui s’offrait à sa vue. Il n’y avait, a priori, plus aucun visiteur. Exactement ce que souhaitait Yannick pour partager cette première lune cathare et profiter en toute intimité des derniers rayons du soleil. Annabelle, novice en visites tardives de monuments historiques, émit cependant un doute.

— Tu es sûr que l’on peut entrer ?

— Ne t’inquiète pas, nous ne sommes plus en saison touristique.

— Mais ils ne ferment jamais les portes de ton château ?

Yannick ne put s’empêcher de sourire.

— En principe, à cette période de l’année, si. Mais il existe d’autres accès pour le propriétaire…


















Annabelle fixa le visage malicieux de Yannick. Elle se sentait merveilleusement bien, consciente qu’ils venaient tous deux de franchir une nouvelle étape dans cette relation que d’aucuns, à Paris, jugeaient répréhensible. Elle savait que cette invitation en ces lieux était un privilège, un acte initiatique qui annonçait un engagement plus important. Un pacte de confiance en quelque sorte, une manière, pour Yannick, de lui remettre des clés afin qu’elle puisse accéder à l’intimité de son âme cathare. Oui, vraiment, elle était parfaitement heureuse !

— Merci mon amour, merci de m’avoir emmenée ici.

— Tu verras, c’est encore plus beau là-haut. Il est un peu tard, mais nous devrions quand même apercevoir la mer.

Yannick frappa par deux fois dans ses mains comme pour signifier un changement de sujet, mais surtout de rythme.

— Allez, on a encore un peu de marche et je n’aimerais pas que nous loupions le clou du spectacle. Tu peux prendre les polaires dans le coffre, s’il te plaît ? Et la glacière ?

— Ah oui, les bulles sucrées, les bulles ! Profession de foi du chevalier cathare : ne jamais oublier les bulles pour sa princesse ! répondit joyeusement Annabelle en ouvrant sa portière.

À peine ses pieds venaient-ils de toucher le sol, que son regard fut absorbé par les hauteurs, vers la silhouette totalement irréelle de l’édifice. Elle avait rarement vu cette symbiose si parfaite entre un élément naturel et une construction humaine, à croire que la citadelle avait été découpée dans le roc même ou en était comme une sorte d’excroissance.

Elle tenta mentalement de trier les pierres des pierres, d’isoler le brut minéral du minéral transformé afin de reconstituer les formes exactes du château. Était-ce seulement possible ?

En fait, Annabelle ne le sut jamais. D’ailleurs, elle ne saurait jamais plus rien. Au moment même où les grains de chevrotine pour gros gibier réduisirent en passoire cet organe qu’Aristote pensait être celui des émotions, Annabelle crut voir une ombre de marin courir sur la muraille.

Et puis, plus rien. Déjà morte ou presque, elle s’affaissa sur ses genoux et, portée par le même mouvement définitif, écrasa son beau visage sur la terre battue du parking.

Yannick mourut aussi vite sans doute, mais moins bien. Alors qu’il venait de libérer Gorgonzola de ses sangles, le coup de feu lui fit précipitamment lever la tête et entamer un juron que, malgré tous ses efforts, il n’aurait pu achever.

Sa langue et son larynx furent broyés par la première cartouche. Quant à sa cervelle, la quantité répandue dans diverses parties du véhicule rendait totalement improbable une restitution immédiate au loueur.

À quel moment exactement abandonna-t-il son âme, et à qui ? On ne saurait dire avec exactitude. Seul, Gorgonzola survécut. Pris d’une frousse toute animale, il s’était rué hors de la voiture, avait réussi à se glisser entre les jambes d’un tueur, puis s’était jeté avec désespoir dans les bosquets avoisinants de buis sauvage.

Ce soir-là, il n’y eut pas de lune et Peyrepertuse se fondit rapidement dans la nuit. Le vaisseau de pierre plongeait dans les ténèbres, emportant avec lui deux nouveaux fantômes. En guise d’oraison, on entendit seulement les hurlements lointains d’un singe.