Sismondi
Amadis
et la balai magique

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La croissance exponentielle est un leurre

Dans le chapitre 14 du tome 1 de L'Homme qui rêvait, le sénateur Aristote participe à un débat télévisé. A cette occasion, il se sert notamment d'une histoire populaire racontée par l'économiste Jean de Sismondi pour démontrer l'impossibilité de la croissance infinie.

— Mais patience et persévérance, Mademoiselle Savah. J’y venais, tout simplement parce que la conception historique de la croissance s’oppose à ma théorie d’une économie du bien-être qui passe par un développement raisonné des nations. Mes concitoyens doivent donc bien comprendre ce que j’entends par là. Permettez-moi, pour introduire ces concepts, de débuter par une petite histoire.

— Pas trop longue, s’il vous plaît, Sénateur.

— N’ayez crainte, Madame Rabot. Au début du XVIe siècle parut un roman de chevalerie espagnol qui fit fureur dans toute l’Europe et que vous connaissez peut-être, Amadis de Gaule.

— Absolument pas.

— Les aventures d’Amadis étaient pourtant racontées dans toutes les chaumières. Un des personnages de cette épopée se nommait Gandalin. Lors d’un voyage éprouvant, il fut obligé de loger dans la maison isolée d’un sorcier, au milieu d’une grande forêt. Ce sorcier utilisait ses pouvoirs magiques pour faciliter son existence. Ainsi, un soir, Gandalin surprit son hôte en train de prononcer un enchantement qui transforma un simple balai en véritable porteur d’eau. C’est ainsi qu’il vit le balai s’emparer de deux seaux, s’envoler vers la rivière et revenir sans effort avec de l’eau bien fraîche qu’il déversa dans la citerne. Gandalin se frotta les yeux, mais il ne rêvait pas. Le sorcier prononça alors quelques paroles pour défaire l’enchantement, mais Gandalin, tout encore à sa surprise, ne prit garde à ces mots. Le lendemain matin, alors que le sorcier vaquait à ses sortilèges dans la grande forêt, Gandalin éprouva une envie irrésistible de prendre un bain pour se détendre. Mais à quoi bon se rendre à la rivière lointaine alors… que la rivière pouvait venir à lui ? Et, apparemment, sans le moindre effort ? Gandalin avait mémorisé la première formule abracadabrante prononcée par le sorcier. Il la répéta en direction du balai et quelle ne fut pas sa joie de constater que le bout de bois et de paille obéit aussitôt ! Et de voir avec quelle diligence, ce fidèle serviteur s’anima, telle une merveilleuse machine, effectuant les allers et retours nécessaires pour remplir le bassin aux ablutions. Décidément, Gandalin était bien heureux, se délassant enfin dans un bon bain. Mais rapidement, le bassin fut si plein qu’il commença à déborder sur les pavés de la chaumière. Le serviteur-machine, envoûté par sa tâche, ne cessait sa corvée, allant au gué et en revenant incessamment, en une danse tourbillonnante, déversant ses trombes d’eau sans aucun discernement. Comme Gandalin ignorait le charme pour arrêter ce ballet infernal, il en vint à invectiver le serviteur de bois : “Eh, du balai ! Arrête donc ! Ne vois-tu pas que tu inondes à présent la maisonnée entière ?” Les imprécations de Gandalin furent vaines et n’eurent raison du serviteur-machine : l’afflux d’eau continuait seau après seau, submergeant la maison. Gandalin, au désespoir, se saisit alors d’une puissante hache et en frappa violemment le pauvre balai, fendant son manche en plusieurs endroits, ici et là, en haut, en bas. Mais le remède fut pire que le mal et la cadence redoubla : en effet, les éclisses de bois projetées sur le sol se relevaient aussitôt et, telles des filles héritant de la vertu magique de leur père, se transformaient à leur tour en porteurs d’eau infatigables. Ainsi ce furent deux, puis quatre, encore huit et même seize serviteurs-machines qui, rapidement, transformèrent la maison en véritable tornade et surtout… en véritable mare. Assurément, Gandalin aurait fini noyé, si le sorcier n’était revenu à temps pour défaire le maléfice.

« L’eau est une bonne chose, l’eau non moins que le travail, non moins que le capital est nécessaire à la vie. Mais on ne peut avoir trop, même des meilleures choses. »

— C’est Sismondi qui rapporte ce récit, n’est-ce pas ?

— Vous m’impressionnez, Mademoiselle Savah ! C’est d’autant plus remarquable que l’histoire des idées économiques ne laisse que peu de place à cet auteur, pourtant le premier des économistes dits hétérodoxes.

— Vous nous avez obligés à réviser nos classiques, Sénateur. Peut-être, est-il utile de préciser que les économistes que vous appelez hétérodoxes sont ceux qui s’opposent aux conceptions économiques dominantes.

— Qui sont minoritaires, je ne vous le fais pas dire. Quelle est donc la morale de cette fable, nous demande Sismondi en 1837, dans son Étude sur l’économie politique ?

— Au-delà de cette métaphore d’une croissance exponentielle qui ne peut mener qu’à l’accident et qui montre par ailleurs l’exceptionnelle acuité d’un témoin privilégié de la Révolution industrielle, ce qui ressort de l’histoire de Gandalin, c’est que nos inquiétudes ressemblent étrangement à celles des générations précédentes. Jean de Sismondi est le premier, bien avant Marx, à s’être élevé contre les croyances économiques dominantes de son époque et contre le dogme de la croissance exponentielle qui reste pourtant le fer de lance de nos théoriciens modernes.

© 2011 John Marcus pour la présente version et son complément.