Prologue

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L'Homme qui rêvait

« Lorsque vous pénétriez pour la première fois dans l’édifice, votre sang se figeait immédiatement. Un manteau d’oppression commençait à vous envelopper, précédant de peu une très désagréable sensation de malaise. L’évidence de la gravité du lieu s’imposait au regard le plus innocent — s’il en fut ici — tant l’immeuble lui-même portait les stigmates du drame humain qui s’y jouait.

La progression semblait d’ailleurs étudiée, ascendante, de la terre au ciel, comme pour retracer ce trajet inévitable qu’avaient emprunté les nombreuses victimes auxquelles on tentait de restituer la dignité du dernier souffle.

Tout commençait au niveau de la rue, du quai des Orfèvres plus exactement, au numéro 36, « le chiffre de la bête », avaient fait remarquer en tremblant quelques clients peu fréquentables, néanmoins invités à confesser leurs péchés dans cette Grande Maison. Entre deux guérites préfabriquées, destinées à adoucir la veille et à retarder le refroidissement des plantons de faction, on devait montrer patte blanche, du moins pour ceux qui n’étaient pas tenaillés par le remords.

Après le double portail majestueusement ministériel, on s’engouffrait sous un porche couvert, long et étroit, dont le pavement mosaïque attestait l’ancienneté. Ici, dans ce vestibule du crime, le martèlement des chaussures sur les pavés de grès gris et la lumière polarisée que diffusaient les réverbères extérieurs ne manquaient pas de réveiller les fantômes.

L’histoire criminelle y résonnait depuis cette lugubre nuit du 6 avril 1944 où la silhouette maléfique du sinistre Petiot avait été aperçue dans ses brumes glissantes. Avec soixante-trois victimes à son débit, le « Docteur Satan » fut l’un des premiers clients sérieux de la Brigade. Oui, on s’acheminait bien vers la demeure du diable.

À la sortie du corridor, devant la cour carrée qui apportait une bouffée d’oxygène momentanée, on tournait à main gauche et on ouvrait la première porte blanche blottie sous l’une des immenses arcades du bâtiment. Presque naturellement, on posait alors le pied sur l’escalier A, « l’escalier de l’Agonie » avait souligné avec malice un autre tueur en série. Les premiers signes apparaissaient effectivement sur les parois, au niveau des dalles du revêtement mural faussement marbré qui les tapissaient jusqu’à mi-hauteur. Les nombreuses veinures verticales composaient comme autant d’inquiétantes exsudations. À l’évidence, les murs suintaient, ne retenant qu’avec peine les flots de douleur et de sang enfermés dans leurs secrets. Voilà le visiteur prévenu : on ne pénétrait pas impunément dans la Maison de la Mort.

Essoufflé, après avoir gravi plus de soixante marches que l’on sentait creusées par le poids des culpabilités et des horreurs, on se retrouvait tout à coup figé dans la montée, au détour d’un quart tournant gauche, le nez aplati contre une vitre blindée multifeuilletage, indéniablement moderne — norme européenne 1063, classe br7 —, censée résister à une attaque au fusil d’assaut ou à une destruction massive par hache. On ne pouvait dépasser cette nouvelle frontière sans bonne ou mauvaise raison. Tel Cerbère, le gardien en uniforme qui actionnait l’ouverture de ce sas de sécurité autorisait ou non le vivant à pénétrer sur le territoire des morts.

Une fois franchie la ligne de démarcation, on reprenait l’escalier libéré, abandonnant, sur la droite, l’antichambre des bureaux directoriaux de la pj parisienne et, sur la gauche, l’état-major de la ruche policière.

Arrivé au troisième étage, on ne pouvait plus se tromper, face au caisson lumineux qui vous accueillait et dont les lettres d’un bleu tout lunaire affichaient votre destination finale : Brigade criminelle. Les dernières hauteurs lui appartenaient. L’antique enseigne ronde de l’établissement, jaunie de temps et de tabac, avait été conservée sur l’armoire aux trophées installée sur le perron, sans doute pour adresser un avertissement ultime au visiteur : sur fond noir, ses deux lettres juxtaposées, « B » et « C », couronnaient un chardon blanc en majesté, aux épines parfaitement détachées et incontestablement menaçantes. Le message de bienvenue, la devise maison que symbolisait cette sorte d’artichaut venimeux, était des plus clairs : « Non inultus premor », qu’il valait mieux connaître dans un français plus courant : « Qui s’y frotte s’y pique ! »

Ainsi prévenu, on pouvait reprendre son chemin et, après avoir poussé une porte à double battant située à la lisière droite du palier, atteindre une coursive qui révélait l’Aquarium, sorte de patio ovale indépendant, ceinturé par d’étroites galeries solidement accrochées aux étages. Ici, logeait la section antiterroriste.

Un petit air d’Italie se faisait jour, comme sa lumière, inondant le large puits central à travers des lamelles claires qu’assemblait plus haut, à une dizaine de mètres, une belle verrière. Mais le sentiment de courte euphorie cessait immédiatement à la vision du filet antisuicide, tressé en maille d’acier galvanisé, tendu entre les balustres de protection, sur toute la longueur et la largeur de la cour intérieure.

On longeait enfin la galerie par la droite, avant de s’arrêter devant une nouvelle porte, parfaitement molletonnée, celle du célèbre bureau 315, le repaire du Patron. On ne pouvait pas le manquer, son nom était gravé sur la plaque de cuivre : Jean Delajoie, Commissaire divisionnaire, Chef de la Brigade criminelle de Paris.

— Votre ancien bureau, n’est-ce pas ?

— Étonnant : ils ont laissé mon nom sur la plaque…

— Elle a dû être changée, vous subissez une forme de déni, une résistance post-traumatique.

— Pardon ?

— Une affection courante. Au début, peu acceptent que leur ancien monde puisse continuer à exister sans eux.

— Vous croyez que je refuse le présent ? Que je ne sens pas tout ce plomb qui m’alourdit, qui vide mon sang et glace mon être ?

— Calmez-vous, Commissaire. Cessez donc de vous débattre, respirez profondément. Restez allongé surtout, ne refusez pas de vous laisser aller.

— Ce n’est pas la bonne heure, je n’étais pas prêt…

— Nous ne le sommes jamais. Mais revenons plutôt à notre sujet.

— Oui ?

— À cette fameuse journée…

— Que dire de plus que vous ne savez déjà ?

— Je voudrais que nous examinions maintenant les aspects positifs.

— Vous ne manquez pas d’humour. Noir, même. Vous savez bien que j’ai cessé de l’être depuis un bon moment.

— Quoi donc ?

— « Positif. »

— Vous vous répétez, Commissaire, nous tournons en rond. Depuis que… Comment la nommez-vous déjà ? Ah oui, voici, je vous cite : « depuis que votre Âme noire vous a vaincu définitivement », c’est bien ça ?

— À peu près.

— Continuer à vous mortifier ainsi ne vous mènera nulle part.

— Le Grand Nulle Part, nous sommes déjà rendus à sa porte. Alors, à quoi bon ?

— C’est à vous seul d’en décider, je voudrais seulement que vous puissiez apaiser votre douleur, avant de…

— Docteur ès Souffrances, en plus ?

— Le regret, Commissaire, c’est lui ce poison qui vous ronge. Ce possible inexistant, cette illusion qui vous détruit et consume votre énergie vitale… Que signifie ce sourire, je vous prie ?

— « Vitale » ? Un terme sans doute excessif, compte tenu des circonstances. Je ne suis pas du tout d’accord avec vous sur le « poison ». Le regret regarde toujours vers une possibilité qui, un jour, a été abandonnée. Par manque de discernement, d’envie, de volonté. De courage même. C’est ça, le regret : la nostalgie du mauvais choix.

— En quoi cette affliction nouvelle peut-elle vous aider ?

— En transformant justement le dépit en espoir.

— Un leurre ultime, alors ? Drôle de thérapie.

— J’en ai besoin. Et puis, je ne crois pas à la fatalité !

— Ce que vous appelez « fatalité », je le nomme plus simplement « réalité ». La réalité seule s’inscrit dans un présent qui s’accomplit, Commissaire, jamais dans une sorte de passé idéalisé qui aurait pu, un jour ou un autre, le remplacer.

— Vous avez réponse à tout !

— C’est préférable, il nous reste peu de temps pour faire la paix. C’est curieux de vous entendre parler ainsi du regret, Commissaire, surtout après toutes ces années de discussion autour de l’Âme noire.

— Ne pas vouloir faire payer aux autres le prix de ses erreurs personnelles, est-ce tellement… regrettable ?

— Non, seulement inutile. Et terriblement douloureux. Pas d’absolution possible, Commissaire : il n’y a rien à expier, rien à pardonner, non plus. Et quand bien même ? Pourriez-vous revenir ? Et tenter de modifier votre destin ou celui de ces autres ? Que changeriez-vous donc de cette dernière journée ?

— Vous ne manquez pas de cynisme !

— Vraiment ?

— Allons ! Vous le savez fort bien : personne ne revient jamais d’entre les morts.

Tout le reste ne peut être que mémoire.