L'Ordre économique naturel

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En finir avec les dérèglements économiques

Dans L’Ordre économique naturel, Silvio Gesell s’attaque aux deux piliers du capitalisme financier, l’intérêt financier et la rente foncière, coupables à ses yeux de pervertir le bon fonctionnement de toutes les économies.


Je reproduis ici l’introduction complète qui est aussi un hommage appuyé aux idées de Proudhon. J’indique à sa suite les liens pour une lecture complète de ce livre essentiel et accessible.


Je me suis inspiré de Gesell pour élaborer certains aspects du programme économique proposé par le sénateur Aristote dans L'Homme qui rêvait (annexe au tome 2).

La suppression du revenu obtenu sans travail, qu’on l’appelle plus-value, rente ou intérêt, est le but économique immédiat de tous les mouvements socialistes. Le moyen généralement préconisé pour y parvenir est le communisme, la nationalisation des moyens de production, avec toutes ses conséquences.

Je ne connais qu’un socialiste — Pierre-Joseph Proudhon — à qui ses recherches sur la nature du capital aient montré la possibilité d’une autre solution au problème. Les partisans de la nationalisation de toute la production fondent leurs revendications sur le caractère des moyens de production. Ils déclarent tout bonnement, comme si c’était l’évidence même, que la possession des moyens de production doit nécessairement donner en toutes circonstances au capitaliste l’avantage sur les ouvriers dans les débats relatifs au salaire ; avantage qui se traduit et se traduira toujours par la plus-value ou l’intérêt du capital.

À l’exception de Proudhon, personne ne pouvait concevoir que l’avantage dont les propriétaires jouissent aujourd’hui, la classe non possédante puisse le leur ravir, simplement en leur bâtissant, à côté de chaque maison, de chaque usine, une autre maison, et encore une usine.

Proudhon, il y a cinquante ans déjà, indiquait aux socialistes la voie à suivre pour attaquer le capital de manière adéquate et pour l’abattre : travailler sans relâche, avec zèle, avec soin. Cette vérité leur est moins intelligible aujourd’hui qu’alors. Ce n’est pas que Proudhon soit entièrement oublié. Mais personne ne l’avait exactement compris. Sans quoi le capital n’existerait plus aujourd’hui. Parce qu’il advint à Proudhon de s’égarer en cours de route (avec ses banques de troc), on n’admit plus rien de sa doctrine. C’est la meilleure preuve qu’on ne l’avait pas compris. Une fois qu’on a bien reconnu la vérité d’une idée, on ne l’abandonne pas pour un échec.

Comment la doctrine de Marx a-t-elle réussi à éclipser celle de Proudhon au bénéfice exclusif du socialisme communiste ? Pourquoi dans tous les journaux du monde, parle-t-on de Marx et du marxisme ? « À cause de l’indigence et de la stérilité de cette doctrine », a dit quelqu’un. Aucun capitaliste ne la craint. Plus on fait de bruit autour de Marx, mieux cela vaut pour le capital. Quel tort Marx pourrait-il donc faire au capital, après avoir porté sur la nature de celui-ci un jugement faux ?

Mais attention à Proudhon. Mieux vaut ne pas en parler. C’est un gaillard dangereux. Car il est impossible de contester ce qu’il dit. À savoir que si les travailleurs pouvaient produire sans entraves et sans arrêt, le capital ne tarderait pas à sombrer dans la surproduction de capitaux (à ne pas confondre avec la surproduction de marchandises). La méthode recommandée par Proudhon pour combattre le capital, pouvant s’appliquer immédiatement, est donc redoutable. Le programme marxiste, par contre, parle lui-même de l’énorme capacité de production de l’ouvrier moderne, avec son instruction, sa technique et son équipement perfectionné

Marx ne sait absolument que faire de cette formidable production. Entre les mains de Proudhon, celle-ci constitue une arme de premier ordre pour abattre le capital. Voila pourquoi il faut parler sans cesse de Marx : on finira peut-être par oublier complètement Proudhon.




















Cette explication semble fondée. N’en fut-il pas de même de Henry George et de ce qu’on a appelé le Mouvement allemand de la réforme foncière ? Les propriétaires fonciers eurent tôt fait de comprendre qu’il ne s’agissait que d’un agneau sous une peau de loup. Ils se rendaient compte que l’impôt sur la rente foncière est pratiquement irréalisable. Il n’y avait donc pas lieu de craindre Henry George et sa réforme. La presse pouvait parler librement de George et de son utopie. Les partisans de la réforme foncière étaient bien vus dans toute la bonne société. Tout agrarien, tout spéculateur en droits sur les céréales se faisait partisan de la réforme foncière. Le lion n’avait pas de dents : on pouvait jouer avec lui sans danger, comme tant de gens du monde jouent au christianisme. Le livre de George connut le plus fort tirage qu’une œuvre ait jamais atteint. Tous les journaux en parlaient.

Dans ses recherches sur le capital, Marx s’égare dès le début. Comme le premier paysan venu, il considère le capital comme une chose tangible ; pour Proudhon, au contraire, la plus-value n’est pas le produit de biens tangibles, mais d’une situation économique, d’un état du marché. Marx voit, dans la plus-value, un butin, le résultat d’un abus de la force que confère la propriété ; pour Proudhon, la plus-value obéit à la loi de l’offre et de la demande. Pour Marx, la plus-value doit invariablement être positive ; Proudhon, lui, envisage également la possibilité d’une plus-value négative (la plus-value positive est du côté de l’offre, c’est à dire du côté des capitalistes. La plus-value négative est au bénéfice de la demande, autrement dit des travailleurs). Marx voit le remède dans l’organisation du prolétariat pour la conquête de la suprématie ; pour Proudhon, la solution consiste à supprimer les obstacles qui s’opposent au complet développement de notre capacité de production. Pour Marx, les grèves et les crises économiques sont d’heureux événements, et la voie à suivre c’est le recours à la force pour l’expropriation définitive des expropriateurs ; Proudhon dit au contraire : ne vous laissez détourner du travail sous aucun prétexte ; rien ne fortifie plus le capital que la grève, la crise, le chômage ; rien ne lui est plus funeste qu’un travail ininterrompu. Marx déclare : la grève et les crises vous rapprochent du but ; le grand chambardement vous mènera au paradis. Erreur, dit Proudhon, tous ces moyens vous éloignent du but ; jamais ils ne feront baisser l’intérêt d’un pour cent. Marx voit dans la propriété privée une force, un moyen d’oppression ; Proudhon, par contre, voit que cette suprématie s’appuie sur la monnaie : dans d’autres conditions, la force de la propriété pourrait même se changer en faiblesse.

Si comme l’affirme Marx, le capital était une chose tangible, dont la possession confère aux capitalistes leur suprématie, tout accroissement de ces biens tangibles devrait augmenter d’autant la puissance du capital. Si une botte de paille, ou une brouette de traites sur la valeur, peste deux quintaux, deux bottes de paille, deux brouettes, doivent peser exactement quatre quintaux. Et si une maison rapporte 1 000 marks de plus-value par an, dix maisons ajoutées à la première devraient évidemment rapporter dix fois mille marks. En supposant, bien entendu, qu’il faille considérer le capital comme étant en soi, une chose tangible.

Or nous savons que le capital ne s’additionne pas tout bonnement comme les choses matérielles ; mais, qu’au contraire, il n’est pas rare qu’on doive soustraire le capital nouveau de celui qui existait précédemment. Cela peut s’observer tous les jours. En certains cas, une tonne de poisson rapporte plus que cent tonnes. Quel serait le prix de l’air, s’il n’était aussi répandu ? Son abondance fait que l’on respire gratuitement.

Peu de temps avant la guerre de 1914, les propriétaires fonciers de la banlieue berlinoise se lamentaient devant la baisse des loyers, et par conséquent de la plus-value. La presse capitaliste pestait contre « la rage de bâtir », contre « la contagion de la bâtisse » qui agitait ouvriers et patrons. Qui ne voit dans ces quelques mots tout ce que la nature du capital à de pitoyable ? Le capital tant redouté des marxistes meurt de « la rage de bâtir » qu’ont les ouvriers ; il est tué par la bâtisse. Si Proudhon et Marx avaient vécu alors !

« Cessez de bâtir, aurait dit Marx. Lamentez-vous, mendiez, chômez, mettez-vous en grève même. Car chaque maison que vous bâtissez accroît la puissance des capitalistes. C’est clair comme deux plus deux font quatre. La puissance du capital se mesure d’après la plus-value, et celle-ci au taux de l’intérêt. Plus la plus-value, l’intérêt produit par les maisons, augmente, plus le capital est puissant. C’est indubitable. Je vous conseille donc de laisser cette passion de bâtir. Exigez la journée de huit heures. Et même de six. Car plus vous bâtirez, plus grande évidemment sera la plus-value, et plus chers seront les loyers. Donc, plus de bâtisses. Moins vous construirez, moins cher vous coûtera le logement. »

Peut-être Marx se serait-il gardé de dire une telle sottise. Mais le marxisme, en traitant le capital comme une chose matérielle et tangible, induit les travailleurs à penser et à agir de la sorte. Pour Proudhon c’est tout différent :

« En avant toujours ! Vive la rage de bâtir, la contagion de la bâtisse. Ouvriers et employeurs, ne vous laissez arracher la truelle des mains sous aucun prétexte ! Mort a ceux qui vous empêchent de travailler ! Ce sont vos pires ennemis. Qu’ils viennent donc, ceux qui oseront se plaindre de la bâtisse et de l’inflation immobilière, aussi longtemps qu’il restera dans les loyers la moindre trace de plus-value, d’intérêts du capital. Que la bâtisse tue le capital : on vous a abandonnés à votre passion de bâtir depuis 5 ans à peine, et déjà les capitalistes s’en ressentent. Déja la baisse de la plus-value les tracasse. L’intérêt des maisons a baissé de 4 % à 3. Encore trois fois cinq ans de travail ininterrompu, et vous vous installerez dans des maisons franches d’intérêt. Vous pourrez alors habiter, dans toute l’acception du terme. Le capital chancelle. Que votre labeur l’anéantisse ! »

La vérité est paresseuse comme le crocodile dans le limon du Nil éternel. Pour elle, le temps ne compte pas. Une génération n’est rien. Parce que la vérité est éternelle.

Mais elle a un impresario. Celui-ci, mortel comme les humains, est toujours affairé. Pour lui, le temps c’est de l’argent ; il s’agite, se dépêche constamment. Cet impresario s’appelle « l’erreur ». Impossible a l’erreur, de laisser tranquillement passer les siècles. Elle se heurte à tout, et partout on la heurte. Elle est dans le chemin de tout le monde. Nul ne la laisse en paix. C’est vraiment la pierre d’achoppement.

C’est pourquoi il importe peu à Proudhon qu’on ne souffle mot de lui. Son adversaire. Marx, avec ses erreurs, se charge lui-même de faire resplendir la vérité. En ce sens on peut dire que Marx s’est fait l’impresario de Proudhon. Proudhon ne s’est pas encore retourné dans sa tombe. Il repose. Ses paroles ont une valeur éternelle. Marx, lui, est pressé. Il n’aura de cesse avant que Proudhon, se réveillant, ne lui donne le repos éternel au musée des erreurs humaines.

Et même si Proudhon avait été vaincu par la conspiration du silence, la nature du capital serait restée immuable. Un autre eut découvert la vérité. En face d’elle, le nom de celui qui la trouve importe peu.

L’auteur du présent ouvrage fut amené sur la même voie qu’avait suivie Proudhon, et arriva aux mêmes conclusions. Il ignorait complètement la doctrine proudhonienne. Ce fut peut-être heureux. Son travail n’en fut que mieux à l’abri des préventions. L’absence de toute influence étrangère constitue la meilleure préparation aux recherches.

L’auteur eut plus de chance que Proudhon. Il ne découvrit pas seulement ce que Proudhon avait découvert cinquante ans auparavant, c’est-a-dire la vraie nature du capital, mais il trouva (ou redécouvrit) par surcroît une voie praticable vers le but indique par Proudhon. C’est ce qui importe, après tout.

Proudhon se demandait pourquoi avons-nous trop peu de maisons, de machines, de navires. Et il en indiquait la vraie raison : parce que l’argent ne tolère pas qu’on en construise davantage. Ou, pour parler comme Proudhon, parce que l’argent est une sentinelle postée à l’entrée du marché, et dont la consigne est de ne laisser passer personne. On dit que l’argent est la clé du marché (Proudhon entendait par là l’échange des produits) ; erreur : c’en est le verrou.

L’argent s’oppose tout simplement à ce qu’à côté de chaque maison existante, il s’en construise une seconde. Dès que le capital cesse de produire l’intérêt traditionnel, l’argent se met en grève, et bloque le travail. La monnaie agit véritablement comme un moyen de protection contre la rage de bâtir, contre la contagion de la bâtisse. La monnaie préserve le capital (maisons, usines, navires) de tout accroissement.

Lorsque Proudhon eut compris que l’argent fait fonction de verrou, son mot d’ordre fut : combattons le privilège dont jouit l’argent, en élevant les marchandises et le travail au rang de numéraire. Car lorsque deux privilèges s’affrontent, ils s’annulent réciproquement. Conférons aux marchandises le poids de l’argent comptant : les privilèges se balanceront.

Tels étaient les idées et les projets de Proudhon. Passant aux réalisations, il fonda les banques de troc. Comme chacun le sait, ce fut un échec.

Et pourtant, le problème qui déroutait Proudhon était facile à résoudre. Il suffit d’abandonner le point de vue habituel, celui du détenteur d’argent, pour examiner le problème du point de vue du travailleur et de celui qui détient les marchandises. La solution apparaîtra immédiatement : c’est la marchandise et non l’argent qui constitue la raison d’être de l’économie politique.

Les richesses consistent en effet, pour 99 % en marchandises ou en assemblage de marchandises, 1 % est fait d’argent. Conclusion : considérons les marchandises comme les fondations de l’édifice, et traitons-les comme telles. N’y touchons pas. Laissons-les telles qu’elles se présentent sur le marché. Qu’y pourrions-nous changer ? La marchandise se brise, se gâte, périt. Qu’elle périsse, c’est dans sa nature. Tous les perfectionnements que nous pourrions apporter aux banques de troc de Proudhon n’empêcheront jamais l’édition de six heures, qui fait courir ventre à terre les crieurs de journaux, de n’être plus bonne qu’à jeter au rebut si elle n’est pas vendue deux heures après.

Remarquons aussi que l’argent constitue le moyen d’épargne général ; que tout l’argent servant de moyen d’échange au commerce, se déverse dans les caisses d’épargne, ou il stagne jusqu’a ce qu’on l’en aspire a coups d’intérêts. Aux yeux des épargnants, comment serait-il possible d’élever les marchandises au rang du numéraire, au rang de l’or ? Comment arriver a faire en sorte que l’épargnant, au lieu d’emplir sa cassette d’argent, empile des réserves de paille, de livres, de lard, d’huile, de fourrures, de guano, de dynamite, de porcelaines, etc ?

C’est pourtant ce que Proudhon prétendait réaliser lorsqu’il voulait placer sur un pied d’égalité les marchandises et l’argent. Proudhon n’avait pas vu que la monnaie, telle que nous la connaissons, n’est pas seulement un instrument d’échange, mais aussi un moyen d’épargne, et que pour les réserves des épargnants, argent et pommes de terre, argent et chaux, argent et drap ne seront jamais, à aucun point de vue, des égalités. Devant le contenu du plus grand des grands magasins, le jeune homme qui épargne pour ses vieux jours se dit : la moindre pièce d’or serait bien mieux mon affaire.

Ne nous en prenons donc pas aux marchandises : celles-ci constituent les données du problème ; elles forment le monde, auquel le reste doit s’adapter. Mais examinons de plus près la monnaie. De ce côté, des modifications sont plus facilement réalisables. Faut-il que la monnaie soit telle qu’elle est ? Faut-il qu’en tant que marchandise, la monnaie soit meilleure que les marchandises dont elle doit faciliter l’échange ? La monnaie doit-elle être la seule marchandise à l’abri des dégâts, quand toutes les autres craignent l’incendie, l’inondation, la crise, la guerre, etc. ? Pourquoi l’argent, qui doit servir de moyen d’échange aux marchandises, doit-il être meilleur qu’elles ? Sa supériorité n’est-elle pas précisément le privilège que nous considérons comme la cause de la plus-value, le privilège que Proudhon s’efforce d’abolir ?

Il faut donc ôter à la monnaie sa supériorité. Pour personne, ni pour les épargnants, ni pour les spéculateurs, ni pour les capitalistes, l’argent ne doit être une marchandise préférable aux autres, a celles du marché, des magasins et des quais. Si l’on veut que l’argent cesse de faire peser son joug sur les marchandises, il faudra que comme elles, il rouille, moisisse, se gâte, se corrode ; qu’il tombe malade, s’échappe, et que lorsqu’il meurt, les frais d’enlèvement incombent au propriétaire. Alors, et alors seulement, nous aurons le droit de dire : argent et marchandises sont égaux ; ce sont des équivalents parfaits et, comme le voulait Proudhon, ils s’équilibrent.

Traduisons cette revendication en langage commercial. En général, les détenteurs de marchandises enregistrent, durant le séjour des produits en magasin, une perte au poids et à la quantité ; ils ont de plus à débourser les frais de magasinage (loyer, assurance, surveillance, etc.). Combien cela fait-il bon an, mal an ? Évaluer l’ensemble de ces dépréciations à 5 %, ne constituerait certes qu’une sous-estimation.

Par contre, le banquier, le capitaliste, l’épargnant, de combien doivent-ils amortir l’argent qu’ils ont chez eux ou a la caisse d’épargne ? Combien le trésor de guerre a-t-il perdu durant les 44 ans qu’il passa dans la tour Julius, à Spandau ? Absolument rien.

Puisqu’il en est ainsi, la réponse à notre question est toute trouvée : Il faut faire subir à l’argent une perte égale à celle que les marchandises subissent en magasin. Dès lors l’argent ne sera plus meilleur que les marchandises. Il sera indifférent à chacun d’épargner de l’argent ou de posséder de la marchandise. Monnaie et marchandise seront des équivalents parfaits.

Le problème de Proudhon sera ainsi résolu. Nous aurons brisé les entraves qui depuis toujours ont empêche l’humanité de déployer ses forces.

Silvio Gesell, Introduction à  L'Ordre économique naturel, 1916.

Texte et traduction tombées dans le domaine public - Silvio Gesell pour le texte original (1916) et Felix Swinne pour la traduction en français (1947).